Paris
Auteur de textes à lire et dire et jouer,intervient dans un lieu consacré à l'action culturelle et à la production: LE LOCAL: 18 rue de l'Orillon - 75011. Réalisations récentes: Nasr eddin Hodja avec Salah Teskouk, mise en scène de Gabriel Debray (Le local 2006) Ô Belleville par l'atelier de théâtre contemporain du Local (juin 2007- mise en scène de Gabriel Debray) Tout ça n'empêche pas Nicolas, par les mêmes, juin 2008 les tribulations d'Orphée juin , octobre 2009 ------------------------------------- Pour contacter: cliquer sur le lien "afficher le profil complet"

lundi 16 avril 2007

Biblique

Quand Moïse suivi de tous ses zébreux arriva en vue de la terre de Canaan, il jeta un regard sue la plaine qui s’étendait à ses pieds puis se retournant vers son peuple il s’écria : « voici la terre de miel, de jasmin, de cannelle, de gingembre, de poivre, de paprika, de piment, de muscade, de thym et de laurier, de lavande et de romarin, de trèfle et de luzerne, d’anis vert et étoilé, de basilic, de carvi, de cerfeuil, de ciboule et de ciboulette, de cumin et de cynorrhodon, d’échalote et de pistache, de mauve et d’estragon, de girofle et de menthe, de panais et de persil, de rhubarbe et de sauge, de sarriette et de safran, de vanille et de pimprenelle que je vous avais promise ». Puis Moïse éternua trois fois, on lui fit une bonne infusion et comme il était très fatigué il finit par s’endormir rapidement

Résidence les Lilas

La clairvoyance d’un gendarme, ou le hasard, avait enfin permis d’élucider cette ténébreuse affaire qui avait endeuillé et terrifié la petite station balnéaire. Six meurtres en trois mois, c’en était vraiment de trop, les renforts policiers, les aller et venues de la presse régionale puis nationale, avaient atteint profondément la quiétude du petit village habituellement endormi hors de la saison touristique. Les habitants, méfiants, ne se parlaient plus ou ne parlaient que de ça, alors qu’autrefois les échanges portaient sur la couleur du ciel, le mouvement des vents ou les effets de la marée.


Ce qui avait frappé l’opinion ainsi que les enquêteurs d’ailleurs était l’étonnante disparité des victimes : toutes des femmes certes, mais d’âges et de conditions différentes, depuis la grand-mère veuve et retraitée jusqu’à la jeune et sémillante secrétaire de l’office du tourisme, cette dernière étant la plus récente victime. On avait interrogé et ré interrogé tout le monde, sans résultat. Rien ne permettait d’établir des coïncidences entre les existences ordinaires des différentes victimes. A croire que le tueur en série avait frappé au hasard. Mais cela ne collait pas. Les super profileurs missionnés par le Parquet n’étaient d’accord que sur un point : un tueur en série ne frappe pas au hasard, il choisit ses victimes, toute la littérature policière confirmait ce point. Mais quel rapport pouvait-il y avoir entre une secrétaire à l’Office du Tourisme, une grand-mère retraitée, une pêcheuse de bigorneaux, une représentante en articles ménagers, de passage de surcroît, une étudiante en arts plastiques, une épicière unijambiste, une employée du crédit agricole ? Six personnes qui pour s’être croisées dans la grande rue ne s’étaient vraiment adressé la parole et n’entretenaient aucun lien amical, familial ou de circonstance. La seule certitude était que le criminel habitait le village ou les environs. Mais rien, aucun indice, aucune attitude déviante, aucun écart de conduite n’avaient pu éclairer les gendarmes, super gendarmes, journalistes divers, enquêteurs officiels et officieux qui pullulaient et emplissaient en soirée la petite salle à manger de l’hôtel de la plage.


Le gendarme Le Gallec après avoir minutieusement établi les inventaires des objets appartenant aux victimes avait trouvé une coïncidence anodine : tous possédaient un ou plusieurs flacons d’un même parfum bon marché nommé Lilas que le Bazar du Centre avait mis en vente à l’occasion des fêtes de noël. Les six victimes se parfumaient à l’essence de lilas ! Le gendarme Le Gallec avait donc décidé d’explorer cette piste. Une déclaration au Courrier de Paimbeuf et s’en était fait : on recherchait le « tueur au lilas ». On interrogea à nouveau les habitants du village et l’on finit par dénicher un divorcé récent, facteur de son état et qui vraisemblablement avait voulu se venger du genre féminin, particulièrement lorsque, comme son ex-épouse il se parfumait au lilas. Il avoua rapidement et fut déféré à la justice nantaise. Le petit village enterra ses morts et tenta d’oublier en s’affairant à la préparation d’une saison touristique qui s’annonçait excellente du fait d’une publicité inespérée.


La maison de retraite préparait sa fête de printemps. Les ateliers de coloriage et de découpage y travaillaient depuis plusieurs semaines et l’on avait préparé des ribambelles de fleurs en papiers du plus bel effet. Les plus valides s’étaient affairé à la cuisine et l’on avait vêtu les impotents de leurs plus beaux atours. Le coiffeur du village s’était déplacé et avait œuvré pendant deux jours aux frais de la municipalité.
Le moment fort de la fête serait la venue, dans la soirée de la chorale de l’école qui répétait depuis un mois la Romance du lilas sous la direction de l’instituteur, artiste à ses heures et féru de psychologie. Ne voyez aucune ironie morbide dans ce choix, tout semblait oublié et si ce n’était le cas, voyez-y plutôt une revanche de la vie, une façon de forcer le destin : il faut disait l’instituteur, soigner le mal par le mal.




Vers quinze heures, une nouvelle vint troubler la sérénité de cette heureuse journée. On apprit que le « tueur au lilas » avait profité d’un transfert et d’une inattention de ses gardiens pour s’échapper. Monsieur le maire, la directrice de la maison de retraite et monsieur l’instituteur, informés par la préfecture, tinrent conseil et décidèrent qu’il était prudent de reporter les festivités à une date ultérieure. Les enfants furent consignés dans leurs foyers, dans le petit village toutes les portes se fermèrent et les rues se vidèrent.
Restait le repas de fête qui, préparé, ne pouvait être reporté. Les pensionnaires eurent donc droit aux gâteaux et au champagne, ce qui fait qu’il fut impossible de les coucher à huit heures. A huit heures, en outre, on apprit que le fugitif avait été repris. C’est donc l’esprit tranquille qu’on installa tout ce petit monde devant le poste de télévision. Qui eut l’idée saugrenue de faire le choix d’une émission-débat portant sur « la campagne pour les présidentielles ».
On ne sait. Fut-ce le choix d’un pensionnaire ou d’un membre du personnel ? On ne sait. Mais on dénombra dix-sept morts et soixante-trois blessés.

vendredi 13 avril 2007

Guerre

Sur les écrans de la télé
La guerre reprend des couleurs
Place à l’actualité
En rouge en vert en mordoré
Place aux diseurs de vérité
Aux experts cassandres de bazar
Aux politologues de salons
Aux polémologues de comptoirs
Aux journalistes expatriés
Reporters en chambres à coucher
Aux généraux réactivés
Sentencieux perroquets fatigués
Aux vieilles badernes chamarrées
Aux bâcleurs de généralités
Aux stratèges encalaminés
Aux analystes excités
Aux spécialistes timorés
Aux financiers émerveillés
Aux pétroliers émoustillés
Aux sinistres conseillers
Aux ministres
Aux sous-ministres
Aux futurs ministres diplômés
Aux diplomates dupliqués
Aux chanteurs patriotiques
Aux prédicateurs fanatiques
Aux bonimenteurs pathétiques
Quelques morts à peine entrevus
Un récit à peine esquissé
D’approximatives statistiques
Des mises au point systématiques
Un positionnement stratégique
Un porte-parole évasif
Un bombardement intensif
Essentiellement dissuasif
Un missile mal contrôlé
S’est écrasé sur un marché
Une erreur de mission tragique
Un commentateur attristé
Une enquête est diligentée
Un rapport sera présenté
Des regrets vivement exprimés
L’information reprend ses droits
Des reconstructeurs invités
Des investissements pressentis
Un gros effort est consenti
Des secours seront envoyés
On évoque l’humanité
Le prix du pétrole envolé
La bourse sera rassurée
Le président félicité
Un beau discours est prononcé
Les sacrifices récompensés
La Victoire à notre portée
Un flash de dernière minute
Le missile a atteint son but
Quelques dommages collatéraux
Ne font pas ombrage aux héros
Un rappel d’actualité
Quelques instants de publicité

On vous souhaite une bonne soirée.

Le Petit Chaperon Rouge

Version non homologuée


Il était une fois une jeune fille, la plus aimable, la plus douce qu’on eût pu imaginer. Fraîche comme une rose et sensible comme l’amour, elle était tourmentée de dix-huit ans. Toujours vêtue de rouge, manteau rouge, bottes rouges, écharpe rouge, bonnet rouge, on l’appelait Le Petit Chaperon Rouge. Elle habitait avec sa mère, rue du docteur Bettelheim, dans un quartier tranquille du vingtième arrondissement qu’on nommait « la Campagne à Paris ».
Un jour sa mère lui dit : « Petit Chaperon Rouge , ta grand-mère est malade, va lui porter de ma part une galette, un petit pot de beurre et le catalogue de La Redoute. Mais surtout ne t’arrête pas en chemin, prends le bus 96. Je ne voudrais pas qu’il t’arrive malheur, le Loup rôde rue de Ménilmontant. Il s’attaque aux fillettes qui s’arrêtent en chemin et n’écoutent pas leurs parents. Quant à moi, je suis déjà en retard, j’ai rendez-vous chez mon psy et cela n’attend pas ».
Le Petit Chaperon Rouge écoutait sa maman et pensait : « je n’ai pas peur du loup, ce sont des histoires pour effrayer les enfants, et je ne suis plus une enfant ». Et, son sac rouge sur le dos, chargée de sa galette, du petit pot de beurre et du catalogue de La Redoute, elle partit. Au lieu de prendre le bus 96 Place Gambetta, elle flâna le long des rues. Elle s’arrêtait devant les vitrines, songeant qu’elle profiterait bien de ses économies pour s’acheter les dernières chaussures Nike à semelles compensées dont elle avait une folle envie, des chaussures rouges cela va de soi.
Après qu’elle eût emprunté le passage de La Duée, si étroit que deux personnes ne peuvent s’y croiser, le soleil l’éblouit au haut de Ménilmontant. Le ciel était d’un bleu limpide et l’on apercevait au loin les collines de l’Autre Monde. Une silhouette se découpait en plein soleil, noire sur le fond bleu : le Loup ; il attendait et ses yeux flamboyaient dans la pénombre. Le Loup était le caïd de la bande du 140, rue de Ménilmontant. Sa sombre renommée atterrait le quartier. Revendeur notoire de produits illicites, il guettait sa clientèle. C’était un grand gaillard, sa beauté, la vivacité de ses yeux, sa souplesse, sa force et son poil luisant intéressaient le Petit Chaperon Rouge ; depuis le temps lointain de la Maternelle de la rue Julien Lacroix elle avait des faiblesses pour lui et Le Loup secrètement le lui rendait bien. Mais ils ne s’étaient jamais vraiment parlé bien que cette pensée ne les quittât pas.
- « Eh, mais c’est le petit repeucha geurou ! »
- « Salut le loup, je suis pressée et ma mère m’a interdit de m’arrêter en chemin ! »
- « Ta reum, j’souffle dessus et elle s’envolera plus haut que les petits cochons ! »
- « Ma mère m’a interdit de parler au loup. »
- « C’pas toi qui parle, c’est moi qui t’causes, où tu vas Petit Chaperon Rouge ? »
- « Je vais chez ma grand-mère qui est malade, lui porter une galette, un petit pot de beurre et le catalogue de La Redoute. »
- « Ta grand-mère, elle habite bien sur le boulevard en face de la Mosquée ? »
- « Oui, boulevard de Belleville au numéro 25.»
- « Petit Chaperon Rouge, je peux faire le chemin avec toi ! »
- « J’ai des courses à faire et il faut que j’aille voir ma grand-mère, si tu veux on se retrouve après au mac-do !»
Et, tandis que Le Petit Chaperon Rouge entrait dans un hypermarché, le loup prit le bus 96 en direction du boulevard.
Arrivé au numéro 25, il déclencha l’interphone.
- « Qui est là? » demanda la grand-mère.
-« C’est Le Petit Chaperon Rouge qui vous apporte une galette, un petit pot de beurre et le catalogue de La Redoute » dit Le Loup en contrefaisant sa voix.
- « N’oublie pas de faire le code », dit la Grand-mère, « au deuxième tu n’auras qu’à pousser la porte. »
Le Loup ne connaissait pas le code, mais il possédait, on ne sait pourquoi, une clef de La Poste, et cette clef était fée, elle ouvrait toutes les portes.
Il s’engouffra dans l’ascenseur, déjà il était sur le palier, il poussa la porte, entra chez la Grand-mère et se jeta dessus.
Le Petit Chaperon Rouge avait fini ses courses. Elle n’avait pas trouvé les Nike qu‘elle cherchait mais avait acheté un superbe foulard rouge, imitation Hermès, made in China.
Plus tard elle arriva au numéro 25, boulevard de Belleville. Elle déclencha l’interphone.
- « Qui est là ?» demanda Le Loup, contrefaisant sa voix.
- « C’est votre petite fille, Le Petit Chaperon Rouge qui vous apporte une galette, un petit pot de beurre et le catalogue de La Redoute. »
- « N’oublie pas de faire le code, au deuxième tu n’auras qu’à pousser, la porte est ouverte. »
Le Petit Chaperon Rouge trouva bien que sa Grand-mère avait une drôle de voix, mais avec son rhume… »
Elle entra.
- « Approche, Petit Chaperon Rouge, malheureusement je ne peux me lever. Viens me rejoindre dans mon lit » dit Le Loup qui avait revêtu la robe de nuit de la Grand-mère et son bonnet. Et Le Petit Chaperon Rouge vint rejoindre Le Loup dans le lit.
Vous connaissez la suite…
« Oh ! Grand-mère, que vous avez de grands yeux ! »
« C’est pour mieux te voir mon enfant. »
« Oh ! Grand-mère, que vous avez de grandes oreilles ! »
« C’est pour mieux t’entendre mon enfant ! »
« Oh ! Grand-mère que vous avez un grand nez ! »
« C’est pour mieux te sentir mon enfant ! »
« Oh ! Grand-mère que vous avez… »
Ici, la décence et la déontologie professionnelle m’interdisent de reproduire l’intégralité du dialogue.
Et Le Petit Chaperon Rouge, qui depuis quelques instants déjà savait à quoi s’en tenir (si j’ose dire), Le Petit Chaperon Rouge donc, se jeta sur Le Loup…et ils vécurent heureux et eurent beaucoup de petits loups-garous.

Et la Grand-mère me direz-vous ?



LE PARISIEN LIBERE 23 janvier 2003

LA VIELLE DAME INDIGNE. (Les journalistes manquent d’imagination.)

Comment l’ancienne mercière de la rue Des Solitaires, retraitée depuis une vingtaine d’années, honorablement connue dans son quartier, et qui avait mené jusque là une existence apparemment paisible, a-t-elle pu devenir le chef incontesté d’une bande de voyous trafiquants en tous genres ?
C’est ce que le Tribunal Correctionnel n’a pu expliquer lors de son audience du 22 janvier. L’octogénaire, par égards pour son grand âge, a été condamnée à une peine légère, trois mois de prison avec sursis, et remise en liberté sous surveillance judiciaire.

MORALITE

Y’a plus d’morale
Tout fout le camp
Les Chaperons Rouges
Séduisent les loups
Les Grand-mères
Se dévergondent
Dans quel monde
Vivons nous ?

lundi 9 avril 2007

Voltaire et les dessins danois

Monsieur de Voltaire
On me dit, madame, qu’il se fait de forts grands bruits à Paris, à propos de dessins parus dans une gazette, une gazette danoise ? En savez-vous quelque chose ma chère nièce ?

Madame Denis
Ma foi monsieur je n’en sais rien que ce que j’en ai oui dire, il paraît que ce sont de fort mauvais dessins et fort grossiers … Mais je ne les ai pas vus !

Voltaire
Qu’importe, la chose m’intéresse, de savoir que tous sont en émoi, évêques et cardinaux, muphtis, prêtres de toutes sortes et rabbins, cette étrange coalition ne cesse de m’intriguer et j’y pressens quelque chose délectable.



Madame Denis
Je vais tenter de vous procurer ces dessins mon ami, mais ne croyez-vous pas qu’il y a quelque danger à les tenir.

Voltaire
Allons ma nièce nous n’allons pas trembler devant cette sainte cabale, je crains fort la douleur du corps mais j’ai encore en plus grande abomination et ne saurais souffrir nulle complaisance pour les maux causés à l’esprit, or je pressens là quelque affaire de cette sorte.

Madame Denis
Et bien monsieur je vous aurais prévenu au moins, vous aurez donc ces dessins.

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Madame Denis
Et bien, ne vous l’avais-je pas dit, ils sont bien mauvais !

Voltaire
Ils sont mauvais en effet, et ne m’ont pas fait rire, cependant je les défendrai !

Madame Denis
Et pourquoi donc je vous prie ?

Voltaire
C’est très simple ma nièce, voilà une petite gazette danoise dont jusque là j’ignorais l’existence et dont j’ignore encore les intentions, et des dessinateurs médiocres inconnus du monde… et face à eux la colère et l’autorité de tous ces puissants qui abusent de la crédulité des peuples et sont cause de tant d’abominations et de massacres horribles dont l’histoire se fait l’écho. Et l’on me dit que ces dessinateurs lointains ne sont pas tolérants. Cela m’a fait rire ma nièce, sont ils tolérants les massacreurs de la Saint-Barthélemy, les janissaires du Grand Seigneur qui empalent les mécréants, ceux la même qui aujourd’hui s’offusquent ? D’un côté la plume, de l’autre les cimeterres, les bûchers, les innocents sacrifiés au nom de la vraie foi.
Je préfère la plume fut elle malhabile, maladroite, je ne nie pas sa puissance, je la connais trop et en use, mais on répond à la plume par la plume et non par le feu, le sang et les bruits de guerre, non par le juge ni par le cachot.
Ces dessins sont mauvais certes, et bien qu’on en fasse d’autres et qu’on n’en parle plus ! Il n’y pas là de quoi fouetter un chat ! A propos on m’a dit qu’il y a grande famine au Soudan, qu’il se fait une méchante guerre au Népal et il m’est parvenu le récit de bien d’autres désastres et calamités atteignant notre vieille planète, je vois là d’autres sujets propres à émouvoir l’opinion et dont j’eusse souhaité que l’on en parlât avec autant de fracas.
Mais je m’échauffe mon amie et ce n’est pas bon pour ma pauvre santé, passons à table !


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Madame Denis
Et bien, mon oncle, allez vous me dire ce que vous ferez enfin ?

Voltaire
A quel propos ma nièce ?

Madame Denis
De la gazette Danoise, tout le monde ne parle que de cela

Voltaire
Le monde, comme vous dites à bien du temps à perdre, et bien je ferai donc comme le monde, mais je ne parlerai point, je ne dessinerai point non plus, je n’ai pas ces talents, j’écrirai donc, c’est ce que je sais faire. Contre le fanatisme, je ne saurais me lasser d’écrire ; c’est une chose qui me tient suffisamment à cœur, un constant sujet d’inquiétude et qui ne saurait souffrir aucune tiédeur. J’ai pu apprendre à mes dépens et en de nombreuses occasions combien cela peut coûter, mais dussé-je y laisser mes dernières forces je bataillerai contre les impostures, je lancerai des flèches contre la superstition, ces maux qui insultent la raison et sont cause de tant de persécutions, de massacres et de calamités. Allons on croit être au quatorzième siècle ! Il faut être bien ignorant pour penser ainsi que tous les siècles se ressemblent et qu’on puisse insulter la raison comme on faisait autrefois ! Il faut enfin détester les hypocrites et les persécuteurs, les rendre odieux et en purger la terre !

Madame Denis
Je vous entends mon ami, mais n’est-ce pas là une tâche immense et dans votre état…

Voltaire
Laissez là mon état, je voudrais maintenant rassembler mes forces pour être le pendant de Saint-Michel, terrassant les erreurs et le fanatisme. Allons vous le savez, tout ce qui regarde le genre humain doit nous regarder, parce que nous sommes du genre humain, et puis n’est-ce pas aussi une façon de distraire le vieil ermite qui voit avec effroi les jours s’assombrir et l’hiver approcher.

Madame Denis
Le vieil ermite a des distractions confondantes.

Voltaire
Il est vrai madame que j’ai des de distractions étranges, mais n’est pas gai qui veut, et ce monde en général ne réjouit guère les esprits bien faits. J’ai en horreur les assassins du chevalier de La Barre, j’ai toujours manifesté hautement mes sentiments, je ne me suis démenti de rien et je ne me démentirai certainement pas maintenant .Pour dire mon épouvante, je ne déchirerai pas mes vêtements car il faut être économe, je n’arracherai pas mes cheveux par ce que je n’en ai point, mais bien que mon âge et mes maux me tiennent bien souvent hors d’état d’écrire, je ferai cet effort… faites moi donner une plume et du papier.

Madame Denis.
Oh ! Pour le coup, je sens bien qu’il va falloir se résoudre à votre fantaisie !

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Voltaire
En vérité ma nièce, je devrais ne me nourrir que de courants d’air, mon estomac me fait cruellement souffrir , il me faudrait faire diète et certainement augmenter ma prise de casse par un peu de rhubarbe, la rhubarbe est souveraine pour soigner ces maux.

Madame Denis
Faut-il faire venir monsieur Tronchin ?

Voltaire
Allons, laissez Tronchin tranquille, il a fort à faire par ce temps d’hiver ; d’ailleurs je crois que la source de mes indispositions se trouve ailleurs. Il m’est venu de bien mauvaises nouvelles de Paris. Décidément je détesterai toujours ces pédants insolents et ces assassins en robe.

Madame Denis
Ah ! Ça vous déraisonnez, mais de qui parlez vous ?

Voltaire
De ces cagots, ces tartuffes, ces barbouilleurs, ces beaux parleurs, ces charlatans en morale, en philosophie, en politique, décidément je suis bien aise de ne plus fréquenter les tripots de Paris. Il faut encore crier, crier bien fort, alerter les honnêtes gens contre les fripons. Allons, si on n’avait pas eu de courage, jamais Mahomet n’aurait été représenté. Il faut crier, oui madame, réveiller tous ceux, occupés de leurs soupers et de leur musique, qui iraient gaiement à l’opéra et à leurs petites maisons sur les cadavres de ceux qu’on égorgea les jours de la Saint Barthélemy.

Madame Denis
Que voulez-vous faire encore ?

Voltaire
Eh ! Que sais-je faire ?

Madame Denis
Encore écrire ?

Voltaire
Ma foi, je crois bien que l’auteur inconnu des droits des hommes et des usurpations des autres va encore se manifester à Genève.

Madame Denis
Allons, qui pensez-vous tromper, tout le monde en connaît l’auteur !

Voltaire
Vraiment, moi, je ne le connais pas !

Madame Denis
Et que dira-t-il ?

Voltaire
Il est indigné, indigné qu’un ambassadeur des puissances européennes s’en aille parcourir les cours d’orient pour prodiguer des excuses auprès de tyrans dont les geôles sont pleines, qui oppriment leurs populations et qui osent s’indigner de quelques malheureuses miniatures qui offensent le prophète dont ils ne se soucient guère plus que de leurs premières chemises, qui affectent une religion qui ne les préoccupe que dans la mesure où elle prône une résignation qui les sert. Il est indigné de recevoir des leçons de tolérance de ceux qui ont assassiné le brave et malheureux comte Lally, qui ont eu la lâcheté de le conduire à la grève dans un tombereau d’ordures avec un bâillon à la bouche, ceux qui ont souillé de leurs mains le sang d’un enfant de dix-sept ans , qui lui ont fait couper le poing, arracher la langue, qui l’ont condamné à la question ordinaire et extraordinaire, qui l’ont brûlé à petit feu pour avoir passé dans la rue sans avoir salué une procession de capucins. Il est indigné des plaintes de ceux qui maintiennent les peuples dans l’ignorance, les femmes dans l’esclavage, les enfants dans l’obscurité et qui se prétendent offensés et s’accommodent volontiers de la faim, de la misère et de la guerre pourvu qu’elles épargnent leurs palais. Il est indigné par ceux qui hurlent au blasphème mais ne sont pas offensés lorsque l’on blesse le droit des gens, et pourquoi s’interdirait-on de dessiner leur prophète puisqu’il ne nous est rien ? Faudrait-il aussi refuser de manger du cochon pour ne pas blesser les convictions des juifs et des mahométans, de la vache pour ne pas blesser les indiens ? Il est indigné quand se joint au concert des clameurs le pape Bénédicte, chef sournois de cette secte qui interdit à son peuple de se protéger contre un mal pernicieux qui est cause de tant de morts.
Allons madame, tous ces gens qui vous disent qu’ils aiment mieux obéir à Dieu qu’aux hommes et qui sont sûrs de mériter le ciel, serait-ce en égorgeant leur prochain, sont bien méchants et sont plus méchants encore les fripons qui conduisent ces fanatiques et qui mettent le poignard entre leurs mains !

Madame Denis
Ainsi c’est ce que cet auteur va dire ?

Voltaire
C’est ce qu’il va répéter !

Madame Denis
Et l’on va l’accuser d’impiété et d’offense au sacré !

Voltaire
Allons, vous le savez, la seule religion ne consiste ni dans les opinions d’une métaphysique inintelligible, ni dans de vains appareils, mais dans l’adoration et la justice. Faire le bien voilà le culte de l’honnête homme. Le mahométan lui crie « prends garde à toi si tu ne fais pas le pèlerinage à La Mecque !» « Malheur à toi, lui crie un récollet, si tu ne fais pas un voyage à Notre-Dame de Lorette ». Il rit de Lorette et de La Mecque ; mais il secourt l’indigent et il défend l’opprimé.
Mais me voilà bien las, ma nièce et il me faut me reposer, je mettrai cela sur le papier tout à l’heure.

Un génie

C’était un vilain petit matin gris. Un de ces matins, où, la porte de chez soi franchie, on regrette déjà son lit. Et pourtant, il fallait y aller, comme on dit. Les rues de la ville étaient comme moi embrumées, un petit vent frisquet piquait non nez ; Je pris le métro. Dans le wagon qui sentait la chambrée, l’eau de toilette bon marché, serré contre moi par la pression de la foule, un employé des pompes funèbres me soufflait au visage les remugles de son petit déjeuner. Enfin j’arrivai. La rue d’A…était déserte, exposée au vent d’ouest, ça pinçait. Je pressai le pas. Le hall du lycée était désert aussi. Huit heures et quart, les cours avaient commencé.

Dans la salle des professeurs l’odeur me surprit, un mélange détonnant de parfums d’eau de javel, d’alcool à brûler et de tabac froid. Sur la table, offerts à l’imagination fertile des enseignants, les recueils des bulletins scolaires espéraient leurs dédicaces. C’était pour cela que j’étais venu tôt, j’avais cours à dix heures. Petite abeille laborieuse, industrieuse, travailleuse je m’apprêtais à « bulletiner ». Mais, malgré l’humidité ambiante, j’étais sec, désespérément sec, l’inspiration ne venait pas et je ne savais en l’occurrence quelle muse invoquer. Rien ne venait… Kadidja, moyenne six… une élève vive, intéressée parfois, active…trop… ironique souvent, sèche quand elle se sent agressée…tragiquement bloquée quand il s’agit d’écrire, elle perd alors tous ses moyens. Pourquoi ? J’ignorais tout des avatars de son existence. Sans doute y avait-il une raison quelque part. Je devais me limiter aux faits : Insuffisant, peut mieux faire. Lamentable, ridicule. Comment en quelques mots serrés dans un cadre mesquin, traduire mes impressions, mes interrogations, mes doutes. Je sentais là, d’un coup, l’impuissance des mots, usés, éculés…insuffisant, peut mieux faire… Nul, minable. Je pouvais aussi, c’est commun, la tentation est grande, m’inspirer, voire « couper-coller » une observation adéquate trouvée dans la rubrique d’un autre professeur. Allons, résistons, ne cédons pas à la tentation : insuffisant, peut mieux faire... Je tapotais nerveusement de mon stylo le bois de la table.

Mais d’où venait-il celui-là ? Ce n’était pas le mien, je l’avais trouvé là et machinalement l’avais pris. C’était un stylo, apparemment ordinaire, le corps et le capuchon noirs, un stylo rudimentaire. J’ai un faible pour les stylos, sans être collectionneur, j’en possède un certain nombre récolté dans des brocantes. J’ôtai le capuchon pour mieux l’examiner. A ce moment, l’air se troubla, une musique céleste éclata et je humai tous les parfums de l’Orient.

-« Commande, ô maître, et tu seras obéi ! », déclara le génie, la tête enturbannée tel un mamamouchi moliéresque, perché sur la table, au beau milieu de la salle des professeurs !
-« Commande, ô maître et tu seras obéi ! » répétait-il comme une mécanique, avec une voix suraiguë, qui seyait mal à ce gaillard de deux mètres cinquante environ.
-Commande, ô maître et tu seras obéi !
Dans ce cas dit-on, il faut se pincer, je me pinçai donc, plusieurs fois, les joues, la gauche, la droite, le gras des paumes, je me mordis les lèvres. Rien n’y fit. Il était toujours là.
-« Commande, ô maître, et tu seras obéi ! »
Je dus me rendre à l’évidence. Je ne dormais pas. Comment diable ce rescapé des Mille et une nuits s’était-il trouvé emprisonné dans un stylo administratif à deux euros, de fabrication chinoise de surcroît, je me le demande encore aujourd’hui.
Je pris la parole : -« que sais-tu faire ? »
-« Commande, ô maître, et tu seras obéi ! »
Génie, peut-être mais il ne brillait ni par l’éloquence ni par la variété de sa conversation.
-« serais-tu capable de… »
-« Commande, ô maître, et tu seras obéi ! »
-« Remplis mes bulletins trimestriels ? »

A la réflexion, je regrette, j’aurais dû lui demander autre chose…je ne sais pas… un château en Espagne, la paix sur terre aux hommes de bonne volonté, la lune…mais sur le moment je n’avais qu’une préoccupation, et c’est ce qui me vint à l’esprit.
-« Remplis mes bulletins trimestriels ! »

Comme je prononçais ces mots, le génie disparut, s’évapora, s’évanouit. Allons donc, ce n’était qu’un rêve. L’histoire des joues pincées, ça ne marche que dans les romans. Huit heures quarante cinq, il était grand temps de se mettre au travail au lieu de rêvasser. J’avais d’abord besoin d’un bon café. Ces jours sombres de décembre sont vraiment éprouvants. Au moment de me lever pour me diriger vers la machine à café, je jetai, par inadvertance, un coup d’œil sur la page ouverte du recueil des bulletins.

Kadidja ,six, observation : peut mieux faire .
Je tournai la page : Robert, quatorze, peut mieux faire. Je tournai une page encore : Fatou, onze, peut mieux faire. De page en page j’arrivai à la dernière…et toujours la même observation : peut mieux faire.
Et ça se dit génie ! Il aurait pu mieux faire. Telle fut ma réaction sur l’instant. Depuis, je n’ai cessé d’y penser et la question m’obsède : aurait-il pu mieux faire ?

Dans le metro

C’est toujours comme ça, il suffit qu’on soit pressé pour qu’il y ait un incident dans le métro. En partant j’avais déjà une appréhension, je me doutais qu’il allait se passer quelque chose. Ça avait commencé avec cette vieille dame qui était montée à République. Elle était si vieille qu’il était impossible de lui donner un âge, impossible aussi de la situer socialement, c’est pourtant une de mes distractions favorites dans le métro : observer les gens, deviner à leur allure, à leurs vêtements ce qu’ils sont, ce qu’ils font. Toute voûtée, le visage ridé comme un fruit sec, la vieille dame portait un manteau élimé et un informe chapeau noirs. Voyant que personne ne se levait et en particulier les deux lycéens assis en face de moi, je m’étais décidé à contrecœur à lui céder ma place.
C’est entre Gare de l’est et Gare du nord que le métro s’arrêta. D’une voix hésitante le conducteur, peu habitué à jouer les hôtesses de l’air, annonça « nous vous demandons quelques minutes de patience, la rame va bientôt repartir ». Comme toujours en cette occasion les gens étaient silencieux, habitués, blasés .Il y eut bien quelques grommellements mais ce fut tout.
L’attente se prolongeait. « Mesdames et messieurs prenez patience, l’incident est terminé, le métro va bientôt repartir ». A ce moment une voix aigre, criarde, se fit entendre « sont tous des feignants, ne veulent rien faire, quand c’est pas la grève c’est un incident, sale époque, personne veut travailler, la France est foutue … » C’était ma vieille dame ; déchaînée, elle débitait ses litanies et rien ne semblait pouvoir l’arrêter. Des gens échangeaient des regards, certains consternés, d’autres malheureusement complices ; d’autres encore, gênés, contemplaient leurs pieds ou plongeaient dans leurs lectures. En face d’elle les deux lycéens étaient stupéfaits, figés, les yeux hagards. La rame démarra ; la vieille dame continuait sa harangue, maintenant c’était aux étrangers qu’elle s’en prenait : « tous des voleurs, des bandits, des violeurs de femmes. »
J’éprouvais une honte mêlée de rancœur, dire que je lui avais cédé ma place, quelle vieille peau, j’aurais dû la laisser crever debout !

lundi 2 avril 2007

La carte

La carte


Un paquet de lessive avec des petits grains bleus
C’est mieux
Positivez
Soyez in
Soyez class
Soyez top
Soyez extra
Méga
Ultra
Un yaourt médicalisé
Une crème allégée
Un beurre édulcoré
Des légumes pasteurisés
C’est excellent pour la santé
Alors pourquoi hésiter
Achetez
Consommez
Prenez la carte
Prenez la carte
Equipez-vous
Installez-vous
Un four super nettoyant
Avec son plateau tournant
Un aspirateur épatant
Qui chante tout en nettoyant
Une cuisinière à roulettes
Qui sert à table à tout moment
Prenez la carte
Prenez la carte
Tout est à vendre profitez en
Demain il n’y en aura pas
Un séjour au Panama
A un prix étonnamment bas
Dans un hôtel six étoiles
Une croisière sur le Nil
Avec buffet à volonté
Une nuit à la maison blanche
Le président à vos côtés
Et un voyage dans l’espace
Avec la star de votre choix
Vous auriez bien tort d’hésiter

Prenez la carte
Prenez la carte
Votre voiture est fatiguée
Il serait temps de la changer
Et l’endroit où vous demeurez
N’est pas extrêmement branché
Il vous faudrait déménager
Prenez la carte
Achetez
Vous vous sentez diminué
Vous n’avez pas une bonne santé
Il va falloir vous opérer
Nous offrons la sécurité
Et des services appropriés
À des prix encore mesurés
Prenez la carte
Adhérez
Le temps de séjour est dépassé
Votre visa a expiré
Vous n’êtes pas autorisé
Votre crédit est limité
Voulez-vous bien obtempérer
Il n’est plus temps de résister
Nous allons devoir appliquer
Z’avez la carte
Donnez la
Tout a été enregistré
Nous savons où vous êtes allé
Rien ne pourra nous échapper
Votre parcours est contrôlé
Nous savons votre identité
Nous connaissons vos amitiés
Et aussi vos affinités
Tout est inscrit dans nos dossiers
Nous n’avons qu’à les consulter
Grâce à la carte
Grâce à la carte
Grâce à la carte
Grâce à la carte

Gare à Durandal!

Gare à Durandal !
Les enfants étaient terrorisés. Mademoiselle L brandissait Durandal, un double mètres en bois, aux bouts ferrés avec lequel elle pouvait atteindre les premiers rangs sans quitter sa position assise derrière le bureau.
Mademoiselle L était un personnage. Plus large que haute, elle fumait comme un sapeur, crachait et jurait comme un charretier. Ceci dit, elle jouissait dans le quartier d’une excellente réputation, on la disait efficace et dévouée.
Le matin en arrivant en classe et après avoir allumé le poêle, elle retirait ses chaussures, enfilait ses charentaises, la leçon de morale pouvait commencer, toujours illustrée par un dicton ou un proverbe bien senti.
De la fenêtre de sa classe au troisième étage de l’école elle pouvait surveiller son chien qui batifolait sur le balcon de son appartement, juste en face, de l’autre côté de la rue. A dix heures elle se précipitait pour qu’il accomplisse sa promenade hygiénique. Mademoiselle L. avait pour habitude de profiter de la demi-heure consacrée aux exercices de grammaire ou de mathématiques pour poser son cabas sur le bureau et éplucher ses haricots ou trier ses lentilles.

Il n’empêche qu’elle nous terrorisait.
Dans les premiers rangs elle avait regroupé les cancres afin de pouvoir les atteindre sans faire l’effort de se déplacer, il faut dire que ses jambes, sans doute du fait de son excès de poids, la faisaient souffrir.

Gare à Durandal !
C’était l’instant, tant redouté, de la leçon de calcul mental. Mademoiselle L posait une opération au tableau et dans la minute nous devions inscrire le résultat sur l’ardoise et la lever. Mademoiselle L inspectait les résultats et les zéros pleuvaient, accompagnés de retenues et de coups de règle sur les têtes.
J’étais sûr d’avoir inscrit le nombre juste, cependant Mademoiselle L m’infligea un zéro. Il faut dire que sur mon ardoise trempée les traces de craie ne pouvaient se lire immédiatement, ce que je tentai d’expliquer : « Mais, madame mon ardoise n’était pas sèche, c’est pour ça ! »
Mademoiselle L n’en revenait pas : j’avais osé répliquer. Dans le silence absolu qui suivit elle se leva de sa chaise. J’étais blanc d’effroi, je repris mon explication.
-« apporte ton ardoise ! »
En tremblant je m’approchai du bureau et montrai l’ardoise ; le résultat y figurait.
-« tricheur ! »
J’éclatai en sanglots.
Mademoiselle L m’accusa d’avoir rajouté la réponse après la correction. Je proclamai ma bonne foi.
Mademoiselle L décida alors de tenter une expérience devant la classe entière qui servirait de témoin. Je retournai à ma place, mouillai mon ardoise et écrivit mon nom. Mademoiselle L m’intima l’ordre de venir au bureau, elle leva l’ardoise, et demanda : « pouvez-vous lire ? ». Ils pouvaient lire. Mademoiselle L, rationaliste et adepte de la méthode expérimentale conclut : « vous avez pu lire et cependant l’ardoise était mouillée." Puisque l’heure était à la science, je tentai de démontrer que le temps que je me déplace et vienne au bureau porter l’objet du délit, l’ardoise avait en partie séché alors qu’auparavant j’étais resté à ma place.
Mademoiselle L se montra inflexible.
Je fus condamné pour tricherie et mensonge à la peine maximum : une « retenue » le dimanche matin à son domicile. Je regagnai ma place et ne cessai de pleurer de la journée.

Le dimanche suivant je fus chez Mademoiselle L.
Je fis la connaissance de son chien, de son chat, j’eus droit à une grande tasse de chocolat accompagnée d’une délicieuse tarte aux pommes dont je pus me servir à volonté.
Des deux souvenirs, l’injustice et le dimanche idyllique, je ne sais lequel m’a le plus marqué.