Gare à Durandal !
Les enfants étaient terrorisés. Mademoiselle L brandissait Durandal, un double mètres en bois, aux bouts ferrés avec lequel elle pouvait atteindre les premiers rangs sans quitter sa position assise derrière le bureau.
Mademoiselle L était un personnage. Plus large que haute, elle fumait comme un sapeur, crachait et jurait comme un charretier. Ceci dit, elle jouissait dans le quartier d’une excellente réputation, on la disait efficace et dévouée.
Le matin en arrivant en classe et après avoir allumé le poêle, elle retirait ses chaussures, enfilait ses charentaises, la leçon de morale pouvait commencer, toujours illustrée par un dicton ou un proverbe bien senti.
De la fenêtre de sa classe au troisième étage de l’école elle pouvait surveiller son chien qui batifolait sur le balcon de son appartement, juste en face, de l’autre côté de la rue. A dix heures elle se précipitait pour qu’il accomplisse sa promenade hygiénique. Mademoiselle L. avait pour habitude de profiter de la demi-heure consacrée aux exercices de grammaire ou de mathématiques pour poser son cabas sur le bureau et éplucher ses haricots ou trier ses lentilles.
Il n’empêche qu’elle nous terrorisait.
Dans les premiers rangs elle avait regroupé les cancres afin de pouvoir les atteindre sans faire l’effort de se déplacer, il faut dire que ses jambes, sans doute du fait de son excès de poids, la faisaient souffrir.
Gare à Durandal !
C’était l’instant, tant redouté, de la leçon de calcul mental. Mademoiselle L posait une opération au tableau et dans la minute nous devions inscrire le résultat sur l’ardoise et la lever. Mademoiselle L inspectait les résultats et les zéros pleuvaient, accompagnés de retenues et de coups de règle sur les têtes.
J’étais sûr d’avoir inscrit le nombre juste, cependant Mademoiselle L m’infligea un zéro. Il faut dire que sur mon ardoise trempée les traces de craie ne pouvaient se lire immédiatement, ce que je tentai d’expliquer : « Mais, madame mon ardoise n’était pas sèche, c’est pour ça ! »
Mademoiselle L n’en revenait pas : j’avais osé répliquer. Dans le silence absolu qui suivit elle se leva de sa chaise. J’étais blanc d’effroi, je repris mon explication.
-« apporte ton ardoise ! »
En tremblant je m’approchai du bureau et montrai l’ardoise ; le résultat y figurait.
-« tricheur ! »
J’éclatai en sanglots.
Mademoiselle L m’accusa d’avoir rajouté la réponse après la correction. Je proclamai ma bonne foi.
Mademoiselle L décida alors de tenter une expérience devant la classe entière qui servirait de témoin. Je retournai à ma place, mouillai mon ardoise et écrivit mon nom. Mademoiselle L m’intima l’ordre de venir au bureau, elle leva l’ardoise, et demanda : « pouvez-vous lire ? ». Ils pouvaient lire. Mademoiselle L, rationaliste et adepte de la méthode expérimentale conclut : « vous avez pu lire et cependant l’ardoise était mouillée." Puisque l’heure était à la science, je tentai de démontrer que le temps que je me déplace et vienne au bureau porter l’objet du délit, l’ardoise avait en partie séché alors qu’auparavant j’étais resté à ma place.
Mademoiselle L se montra inflexible.
Je fus condamné pour tricherie et mensonge à la peine maximum : une « retenue » le dimanche matin à son domicile. Je regagnai ma place et ne cessai de pleurer de la journée.
Le dimanche suivant je fus chez Mademoiselle L.
Je fis la connaissance de son chien, de son chat, j’eus droit à une grande tasse de chocolat accompagnée d’une délicieuse tarte aux pommes dont je pus me servir à volonté.
Des deux souvenirs, l’injustice et le dimanche idyllique, je ne sais lequel m’a le plus marqué.