Paris
Auteur de textes à lire et dire et jouer,intervient dans un lieu consacré à l'action culturelle et à la production: LE LOCAL: 18 rue de l'Orillon - 75011. Réalisations récentes: Nasr eddin Hodja avec Salah Teskouk, mise en scène de Gabriel Debray (Le local 2006) Ô Belleville par l'atelier de théâtre contemporain du Local (juin 2007- mise en scène de Gabriel Debray) Tout ça n'empêche pas Nicolas, par les mêmes, juin 2008 les tribulations d'Orphée juin , octobre 2009 ------------------------------------- Pour contacter: cliquer sur le lien "afficher le profil complet"

lundi 22 octobre 2007

Haïkus







Il suffirait de pousser la porte
S’abandonner à la tiédeur
Mais comment oublier la morsure du gel




Sur les rochers
Les mouettes sommeillent
La tête dans le soleil




Vent et brume
Gerbes d’écume
La mer en colère




Grincement de chaise
Crissement de plumes
La grise adolescence s’use



Les essieux du wagon
Gémissent et pleurent
Nul ne s’en soucie






Les Parisiens
Sont chagrin
Même leurs chiens




Non
Les nuages ne sont pas des moutons
Mais de sales flocons
De coton




Orage
La route droite et mouillée
Scintille sous le soleil





Parfum de boue chaude
Parfum d’été
Je voudrais embrasser la terre




A Nantes
Non seulement il pleut
Mais il vente




A la gare
Personne au départ
Par hasard




Manger les étoiles
Sucer la moelle du temps
Boire l’azur




Ciel trop bleu
Chaleur suffocante
Désir de nuages




Vent d’été
Grappes de fruits rouges
Les croquer




Chairs des cerises
Herbes coupées
Parfums d’été





Rue Jacques Prévert
Entre les façades grises
Pleurent des arbres pelés



La pétarade des pelleteuses
Brise
Le flamboiement du soleil



lundi 1 octobre 2007

Nuit d'août à S...

Ah ! La mer était belle, moutonnée, irisée, et les rouleaux déferlaient en rugissant ; les rayons de soleil qui perçaient entre les cumulus donnaient au tableau une splendeur irréelle et c’est en clignant des yeux que je me jetai à l’eau sans réfléchir, fasciné, captivé, comme happé par une toile de Matta ou Dali. Je fus immédiatement roulé, broyé et déposé sur le sable. Quand je tentai de me relever une douleur vive traversa ma jambe droite.
C’est ainsi que je me retrouvai un samedi soir à huit heures, ma compagne à mes côtés, allongé sur une civière et ballotté dans une ambulance à la suspension cacochyme roulant en direction du service d’urgence de l’hôpital de S….

Case n°1
Je suis sur la case Départ…

« Z’avez votre carte verte ? Z’avez une mutuelle ? » . J’étais admis. Sur une civière mitoyenne, dans le sas d’admission, était étendu un individu au crâne sanguinolent qui demandait « qu’on l’éponge », mais on était là pour les papiers, chaque chose en son temps. L’ordinateur central ayant digéré les données on nous sépara, le crâne sanglant n’est pas encore en règle, mon épouse est dirigée fermement vers la salle d’attente. Je suis déposé sans un mot dans un couloir auprès d’une porte sur laquelle une pancarte indique « salle de choquage -ou chocage ? …je ne me souviens plus… bien que j’y stagnai trois quarts d’heure sans que personne ne m’adresse la parole. Ma jambe me fait souffrir, mais, lecteur de Charlie hebdo et des chroniques de Patrick Pelloux, je n’ose ameuter les travailleurs médicaux aux prises avec la grande misère du service public, je prends donc, au sens propre de l’expression, mon mal en patience, je serai un patient exemplaire…

Case n°2
La partie commence très lentement …le chemin est semé d’obstacles…
Un costaud en blouse blanche vient me pousser et m’entreposer dans un « box » :
- je vous mets là, un médecin viendra vous examiner
- quand ?
- je ne peux pas vous dire

Et la porte est fermée.
Un lavabo, une paillasse et un énorme sac peu ragoûtant de « déchets mous »à proximité de l’engin métallique sur lequel je suis étendu. Dans la partie supérieure de la porte une ouverture vitrée me permet, pendant l’heure que je passe seul en ces lieux, de voir de temps en temps des visages fermés apparaître fugitivement. Je leur lance des regards interrogateurs mais ils n’y prêtent pas attention, ls viennent seulement, apprécier si je présente des signes de vie. J’ai mal, j’ai soif, la chaleur est intense, je voudrais bien ôter ma veste en laine et en plus j’ai envie de pisser, mais je suis incapable de me lever.

Une bonne heure passe ainsi.

J’attends.




Case n° 3
J’ai tiré une carte : Chance…Malheur à moi, c’est la fée Carabosse…
Enfin la porte s’ouvre et entre une femme d’une cinquantaine d’années en blouse blanche sur laquelle figure l’inscription « SMUR S… », un médecin je pense. Elle a l’air de méchante humeur, elle est brutale. Pas de présentation, on entre tout de suite dans le vif du sujet :

-Qu’est ce qui vous arrive ?
- Vous faites du sport ?
-Vous suivez un traitement ?
-Vous avez mal là ?

-Oui j’ai mal (Aux secours ! Elle n’y va pas de main morte…)

-Radio ! C’est peut-être un tendon, je ne comprends pas, vous ne devriez pas avoir mal là !

Case n°4
Le jeu ralentit…Le sort m’est défavorable…
Elle sort, après avoir griffonné hâtivement sur un papier déposé dans une grande enveloppe à mes pieds ; je ne peux l’atteindre. J’aurais voulu la questionner mais à l’évidence ce serait superflu, elle a visiblement des tâches plus urgentes à accomplir. L’examen a duré deux minutes. Fermeture du box.

J’attends.

Case n°5
Espoir…et déception……
On vient me chercher, on me pousse, on déambule dans des couloirs aveugles sans fin jusqu’au service radio. Je dis on, car poussé par derrière je ne peux voir le visage de mon conducteur ni d’ailleurs entendre le son de sa voix. Je suis déposé à nouveau, maintenant j’ai froid.

J’attends.
J’ai toujours mal et envie de pisser…

Case n°6
Une nouvelle chance ?…
Service radio. Sourires aimables de l’aide–soignante, c’est une bonne fée, du radiologue, c’est un enchanteur, le sort me serait-il enfin favorable ?
J’interroge : « le médecin interprètera, il vous dira »…les radios sont déposées à mes pieds, je ne peux les atteindre. .

Retour à la case départ… nouvelle déception… la chance s’éloigne…j’ai dû tirer une mauvaise carte…
A nouveau poussé et déposé dans le couloir j’attends le retour de mon médecin. Sans un mot ni un regard vers moi elle arrive, prend les radios les dispose sur l’écran situé sur le mur en face …et disparaît.



Case n°….Prison ?
J’attends, j’attends une bonne heure.

J’interroge un infirmier qui passe : où est mon médecin ? Il ne sait pas, ne peut pas me répondre, je dois patienter, elle va revenir… « Elle a regardé vos radios ? Non je ne sais pas pourquoi elle est partie… Oui c’est étrange, elle va revenir… Vous devez attendre c’est tout ce que je peux vous dire… »

C’est mal barré, j’ai encore tiré la mauvaise carte, la partie s’annonce délicate
Je patiente, j’imagine qu’on l’a appelée pour une urgence, un accident de la route peut-être, je vais bien me conduire, je ne vais pas râler et pourtant j’ai mal. Pourquoi ne m’ont-ils rien donné pour calmer la douleur ?
Un autre médecin passe : « C’est vos radios là ? Je vais les regarder… ». Il les emporte…

J’attends.


Case suivante
Je suis bloqué…
Enfin elle revient : « Après neuf heures de garde les médecins sont des gens comme les autres, ils ont bien le droit de prendre une heure pour manger ! » Enfin un sourire, elle est humaine, j’en conviens… mais je n’en pense pas moins : pourquoi la faim l’a-t-elle saisie au milieu de la lecture de ma radio ?

-Où sont vos radios ?
-C’est…un monsieur qui les a prises…

Elle repart.
J’attends.

Case suivante
L’issue est proche…
Elle revient :
- Alors qu’est-ce que j’ai ?»
- Rien de cassé, les ligaments peut-être, de toutes façons, on ne peut rien faire de plus, on ne peut pas le voir à la radio, faudra voir par la suite, ça peut être une tendinite, je ne crois pas que ce soit les croisés, mais on ne sait jamais, faudra surveiller, je vous prescrits des anti-algiques ».

Et elle s’en va…

Les croisés… Voilà l’ennemi…Mais c’est quoi cette histoire de croisade ?.


Fin de partie
Ai-je gagné ou perdu ?
Alors là tout va très vite, l’ordonnance m’est donnée, on m’installe dans un fauteuil roulant et en deux minutes je suis conduit vers la sortie, je proteste :
- Mais j’ai de la famille qui m’attend en salle d’attente !
- Je dois vous conduire à la sortie ! »

Je suis, dans la nuit, sur le parvis de l’hôpital, en plein vent, en bermuda, soumis à la pluie fine, recroquevillé dans mon fauteuil roulant, la jambe douloureuse …et la vessie aussi…et c’est là, alors que je réactive mon téléphone portable, que mon fils qui patientait dans la salle d’attente depuis des heures, sorti pour cloper, a la surprise de me retrouver…

Enfin…pisser…

Et si je n’avais pas eu de téléphone portable, et si je n’avais pas eu de famille, et si …aurais-je passé la nuit sur le parvis de l’hôpital de S… ?

mercredi 19 septembre 2007

L'homme tronc

Et ça recommence,
Et pourquoi faut-il
Nom de nom
Que je m’obstine à regarder
Ces foutues zinformations
Alors que je sais pertinemment
Que je vais m’énerver bêtement
Avec un sentiment d’impuissance agaçant,
Pour savoir
Oui pour savoir
Mais ça c’est l’alibi que je me trouve,
En fait je suis fasciné,
Happé
Dévoré
Gobé
Par l’immonde créature chimérique
Je suis accaparé
Baal-hamon mène le bal
Baal Moloch
Veut des sacrifices
Baal zebuth audimat
Veut se gaver d’âmes
Je suis sa victime consentante
Et l’homme tronc gominé
Idole mièvre maquillée
Continue à égrener
Doucereusement
La litanie des faits-divers,
La violence dans les écoles,
Dans les quartiers
Sur les plages
Sur les pavés
Le moindre fait est relevé
Examiné
Exhibé
A satiété
A volupté
A grands renforts
D’images nocturnes infernales
Ensoufrées
Enflammées
Enfumées
Sanglantes
Mordorées
Confuses
Et maintenant la météo
C’est la saison du blanc
Un quart d’heure de banalités éculées
Sur la neige, les routes bloquées
Le calvaire, le CALVAIRE,
Des automobilistes pris dans la tourmente,
Un reportage sur les malheureux
Naufragés, NAUFRAGES de la route
Obligés de dormir une nuit,
UNE NUIT,
Dans des gymnases chauffés,
Rapidement on enchaîne
Un tremblement de terre en Indonésie,
Images à peine esquissées
Esquivées
D’immeubles effondrés
Et de sauveteurs en cirés,
Puis on passe,
La campagne électorale
Avec gros plan saisissant
De Sarko-nabot
Napo-Sarko
Souriant
Prenant son bain populaire
Et s’enivrant
Du parfum exotique
De la sueur du travailleur
Dans un atelier industriel,
Reportage pour finir
Sur le show
D’une quelconque bimbo pasteurisée
Qui chuinte comme un porcelet
Et déclenche les ovations énamourées
D’un public préadolescent,
Puis remétéo,
La neige encor
Et des conseils de prudence,
Appelez le 115
N’hésitez pas
Mais la neige ne suffit pas
Elle est rare
Clairsemée
Et sans transition
L’on s’attendrit
Sur les sports d’hiver
Sinistrés
SINISTRES
Et en plus
Et pour finir
Il nous remercie
De l’avoir écouté
Cet enfoiré,
Et alors là c’est la honte,
L’angoisse,
Je me repens,
Oui je me repens,
C’est comme pour le tabac,
C’est du pareil au même,
On voudrait s’en défaire
Et on en redemande,
Rien à faire,
Je suis accro,
Intoxiqué,
Empoisonné
À mort,
On m’a tripatouillé
La cervelle,
On m’a clouté
Des saloperies
Dans la conscience,
On y a agrippé
Des ventouses,
Des satanées sangsues immondes,
Des sangsues souriantes gominées,
Maquillées,
Pomponnées,
Policées,
Et je regarde
Mes chats qui pioncent sur le canapé
Peinards,
Heureux,
Oui je crois qu’ils sont heureux,
Parce qu’ils ne savent pas,
On ne peut même pas dire
Qu’ils s’en foutent,
Ils ne savent pas,
Ils prennent le temps
Et encore
Ils ne connaissent pas le temps,
Non ils sont là,
Ils profitent,
Jouisseurs sans vergogne,
Et en plus je crois qu’ils rêvent,
Et je suis jaloux
De leur sagesse,
Le nirvana a,
C’est ça le nirvana a,
S’il y avait un dieu
Je lui demanderais d’être chat,
Mais y’a pas de dieu
Et j’en ai la preuve,
Quel dieu,
Quel dieu,
Car comme chacun sait
Le dieu unique est bonté,
Quel dieu aurait voulu inventer
Un monde dans lequel
On est contraint de supporter
Les zinformations,
L’homme tronc
Est la preuve vivante et suffisante que dieu n’existe pas,
Il est une démonstration vivante
De la nécessité d’être athée
Et c’est d’ailleurs sa seule utilité,
Contempler l’homme tronc
C’est comprendre
Que l’homme est seul face à l’univers,
C’est réaliser
Son absolue solitude et son dénuement,
L’homme tronc doit ramener
Tout individu doué
D’un minimum de raison
À l’humilité
De sa condition,
Non l’homme n’est pas au centre
Ni au sommet
De la création,
Il n’y a pas de création
Il est un accident
De la nature,
Une tumeur dégénérative,
Une bavure,
Et certaines bavures
Bavent davantage que d’autres,
Où bavassent,
Bavardent,
Bavochent
Et je comprends alors
Pourquoi je regarde
Les zinfos,
Je regarde le miroir
Qui me renvoie une image
Vraie
De ce que je suis,
Un être imparfait,
Fragile,
Faible,
Flou,
Flasque,
Fugitif,
Fourbe,
Fou,
Foireux
Merci
À l’homme tronc
Pour m’avoir ainsi démontré
La forme entière
Et vraie
De l’humaine condition.

Du sens de l’expression : quand les poules auront des dents

Du sens de l’expression : quand les poules auront des dents.

En ce temps là les escargots n’avaient pas de cornes, les kangourous n’avent pas de poches, les girafes n’avaient pas de taches, les agents n’avaient pas de képis (qu’ils ont d’ailleurs récemment perdus, mais c’est une autre histoire) mais les poules avaient des dents, de très grandes dents d’ailleurs, des dents en or, en argent, et même parfois en diamant. Cependant, comme les échanges économiques étaient très réduits, ni l’or, ni l’argent, ni les diamants n’étaient recherchés, ce qui fait que les poules vivaient très heureuses et qu’on leur laissait la paix.
Bien des siècles ont passé et même des millénaires, les escargots maintenant ont des cornes, les kangourous ont des poches, les agents ont eu des képis, mais les poules n’ont plus de dents. Par contre elles pondent des œufs qui sont très recherchés, elles ont perdu leur tranquillité et vivent dans des poulaillers, ce qui n’est pas toujours bien agréable ; mais elles n’ont pas perdu espoir et elles attendent le temps, l’heureux temps où, à nouveau, les poules auront des dents !

samedi 16 juin 2007

Temps modernes

A l’heure de tous les dangers
quand les nationalismes outranciers
s’affrontent militairement
certains brandissant
la menace nucléaire
chimique ou bactériologique
quand le communautarisme frappe à la porte
quand l’intolérance religieuse
alliée à la bêtise obscurantiste
redresse son mufle
quand le racisme se déchaîne
par les mots et par les actes
quand révisionnisme et antisémitisme
deviennent des opinions
quand des fascistes patentés
ont porte ouverte à la télé
quand le corps humain devient une valeur marchande
quand les valeurs se réduisent au seul argent
quand la loi morale est celle
du chacun pour soi
quand mérite se confond avec
rentabilité et productivité
quand l’économisme
est l’idéologie
et qu’on vous répète
qu’il n’y a plus d’idéologie
que l’histoire se termine au paradis
de la libre-entreprise
quand la solidarité est
un show et un bizness
mais que par ailleurs
le voisin d’étage peut crever
quand la réussite d’un état
se mesure à la croissance
et que deux hommes sur trois crèvent de faim
quand les ressources s’amenuisent
et croissent les profits
quand on loue les droits de l’homme
qui ne sont nulle part respectés
quand une propagande sirupeuse
habilement distillée
endort les consciences
quand tranquillement
l’on vaque à ses petites affaires
qu’on achète et qu’on vend
qu’on rachète et qu’on jette
et que l’important
c’est d’avoir sur le dos
le tissu à la mode
et les chaussures au pied
à la mode de même
et qu’on en voie la marque
que ce soit cher surtout
et qu’on ne soit pas pris
pour le dernier minable
pour avoir confondu
supérette de quartier
avec une marque de montre
quand on a peur surtout
d’être montré du doigt
quand il vous faut
sous peine d’être traité d’idiot
apprécier ou bien feindre
le dernier tube du mois
quitte à le mois suivant
le rejeter dégoûté
car quand on dit culture
il faut penser câblage
ciblage branchement
consommé éphémère
enfin jamais passé histoire
savoir
quand le tirage
mesure l’ouvrage
quand un libraire « de masse »
vous dit »y’a plus de place pour la poésie
nous faut qu’ça tourne
ça encombre les étalages
quand le jargon
remplace la pensée
qu’importe
pourvu que le philosophe
ait une belle chemise
et qu’il passe bien à la télé
et qu’il ait vu le loft
ou qu’il en ait parlé
quand il est de bon ton
de cracher sur Sartre
maintenant qu’il est mort
et que c’est dans le vent

tout cela
et que sais-je encore
tout ce qui va venir
et qu’on sent approcher
l’immonde
l’obscur
le chaos
la mêlée
les Auschwitz de demain
les Pol Pot à venir
les holocaustes multipliés
et tout ce que l’on ne sait nommer
quand l’on vous dit
qu’on n’y peut rien
quand l’on vous dit
qu’on s’occupe de vous
quand vous pensez
que vous n’en n’avez rien à faire
que ce n’est pas votre affaire
que tant pis pour les autres
que vous vous en tirerez
que c’est la faute des autres
des étrangers
des technocrates
des juifs
des arabes
des tsiganes
pas de la vôtre
quand vous êtes convaincus
que ce n’est pas vrai
que celui qui a écrit ça
est un emmerdeur
un menteur
un halluciné
un qui voit les choses en noir
un qui n’a rien d’autre à faire
qui en rajoute
qui en fait trop
un simplificateur
un attardé de soixante-huit
un demeuré
qu’a rien compris
qu’a du temps à perdre
qui use du papier pour rien
et de l’encre
qu’est pas branché
pas câblé
pas cool
quand vous ne dites rien
quand vous ne pensez rien
quand vous vous taisez
quand vous mangez
quand vous dormez
tranquille
quand vous êtes fatigués
et que ça vous fatigue
quand vous n’avez pas le temps
parce qu’il y a la vie
le boulot
les enfants
les ennuis
les courses
le ménage
les transports
et puis qu’en attendant
mieux vaut en profiter
et le ski à noël
ou bien en février
les vacances à organiser
tout cela est si lourd
comme ceux
qui comme vous
à Berlin
à Hambourg
à Munich
le savaient
se taisaient
ou bien
ne pensaient rien
vous êtes déjà coupables
de complicité
active
ou passive
avec la barbarie à venir

Cendrillon 2007

Il y avait une jeune fille très belle et très malheureuse ; elle habitait avec ce que l’on nomme aujourd’hui une famille recomposée : son père, sa belle-mère et leurs trois filles, dans un loft du onzième arrondissement de Paris. La belle-mère était une femme méchante et n’avait d’égards que pour ses trois filles qu’elle adorait , cajolait et protégeait avec excès; Cendrillon- car tel était son nom ou plutôt le surnom qu’on lui donnait- son vrai nom je l’ignore encore- Cendrillon était maltraitée. Pendant que ses trois soeurs jouaient avec leurs consoles Nitendo, partaient faire des emplettes dans les magasins de prêt à porter ou sortaient en boîte, Cendrillon devait s’occuper des tâches ménagères, préparer les repas, faire les courses, passer l’aspirateur, laver et repasser, et ce n’était jamais suffisant, et ses sœurs impitoyables et capricieuses n’étaient jamais satisfaites. Cendrillon ne disait rien, depuis longtemps elle avait compris que protester était inutile, tant ses sœurs étaient stupides et arrogantes, tant sa belle-mère était malfaisante, tant son père, véritable pilier de bistrot, était absent. Sa journée de travail terminée elle s’asseyait auprès du feu de cheminée, un livre dans les mains et tout en tisonnant les cendres elle s’évadait par la lecture, sa seule consolation. – c’est pour cela que ses sœurs, quasi analphabètes, incapables de lire trois lignes d’affilée, la surnommaient Cendrillon.

Un jour, ses sœurs qui passaient toutes leurs soirées dans les boîtes branchées et les bars à la mode du quartier Oberkampf et qui en fréquentaient assidûment les noctambules habitués, furent invitées à une soirée privée organisée au « Nouveau Casino » par un grand Prince de la mode, jet-setteur renommé et objet de l’assiduité des magazines « people » Les trois sœurs se préparèrent longuement, des jours durant, choisissant leurs toilettes dans les magasins à la mode, passant des heures dans les salons d’esthétiques, de coiffure, de maquillage, de bronzage et d’ongles américains, et Cendrillon était obligée de les aider dans leurs essayages et de les seconder dans leurs apprêts. Méprisantes et cyniques ses sœurs la provoquaient :

- Pourquoi ne viendrais-tu pas avec nous Cendrillon?

-Vous savez bien que je ne suis pas invitée, et puis je n’ai rien à me mettre ! Répondait-elle

- Et puis tu serais vraiment trop « relou » ! ricanaient les sœurs !

Et cendrillon sentait bien qu’il était inutile de poursuivre la conversation.
+++

Le jour enfin arriva de la fameuse soirée. Lorsque ses sœurs accompagnées de leur mère furent parties, Cendrillon restée seule, submergée par le chagrin, éclata en sanglots, songeant à son sort funeste; pour se consoler elle prit un livre qu’elle adorait, et s’apprêtait à le lire - c’était des contes de Perrault- quand la Bonne Fée apparut. Cendrillon ne fut pas plus étonnée que cela, la bonne fée était une habitante de ses rêves, une héroïne familière de ses lectures, une amie intime et son seul espoir.
La Bonne Fée s’assit auprès d’elle et tisonna les cendres :

- tu voudrais sans doute, Cendrillon, aller à la soirée du Prince de la mode ?

-oh ! Oui, ma fée ! répondit cendrillon.

-ne t’inquiète pas dit la fée, je sais ce qu’il te faut, je vais te relooker car je suis une fée spécialisée dans le coaching, pour cela, il me faudrait une citrouille.

La demande de la fée paraissait étrange, mais Cendrillon qui avait lu les contes de Perrault et connaissait les mœurs des fées obéit sans hésiter. Il y avait heureusement une citrouille dans le congélateur ; bien que surgelée elle fit l’affaire.

Maintenant, dit la fée il me faudrait un gros rat. Trouver un gros rat dans le onzième arrondissement à dix heures du soir est chose possible étant donné l’abondance des bars et des restaurants, et donc des détritus dans les poubelles, mais de là à l’attraper, ce n’est pas évident, aussi Cendrillon préféra faire une commande par Internet sur « animal point com « et dans la demie heure le gros rat fut livré.
Alors en un coup de la baguette magique la citrouille fut changée en une superbe automobile BMW et le gros rat en chauffeur de maître en uniforme et casquette à galon doré.

-Et voila, dit la fée, tu n’as plus qu’à te rendre à la soirée !

-Mais, dit Cendrillon, je ne peux pas y aller, habillée comme je suis, en baskets et jogging.

D’un coup de baguette magique, Cendrillon fut transformée, métamorphosée des pieds à la tête : elle était naturellement jolie mais là, elle fut somptueuse, par sa coiffure, ses bijoux cartier, sa robe Chanel et surtout par ses chaussures, de magnifiques escarpins de vair et nom de verre comme certains, mal informés l’ont affirmé par la suite.

Et maintenant dit la fée, dépêche toi et profite bien de ta soirée, mais surtout efforce toi de revenir avant minuit, car à minuit le charme cessera d’agir, la voiture redeviendra citrouille, le chauffeur redeviendra rat et tes vêtements redeviendront ce qu’ils étaient auparavant et en plus il te faudrait prendre le métro ; ma magie est efficace mais fragile et la réalité puissante reprend vite le dessus.

+++

En un instant la voiture arriva près du lieu où la fête de tenait. A peine fut elle descendue de sa voiture que tous n’eurent d’yeux que pour elle tant elle resplendissait ; les danseurs s’arrêtèrent de danser, les buveurs cessèrent de boire, les discoureurs se turent, et les « didjis »délaissèrent leurs platines. En silence, subjugué, fasciné, ébloui le Prince de la mode s’approcha, prit Cendrillon par la main puis la fête reprit. Etourdie par la rapidité des évènements et peut-être aussi par le rythme effréné de la musique techno, Cendrillon se laissa entraîner dans la danse. Elle vivait un conte de fées. Elle aperçut un instant ses trois sœurs qui ne la reconnurent pas et qui immobiles, bouches bées et sans doute quelque peu assommées par des substances illicites contemplaient cette miraculeuse inconnue.
Un quart d’heure avant minuit, profitant d’un temps de repos des musiciens entre deux danses, Cendrillon s’échappa ; en un instant elle se retrouva au coin de sa cheminée, dans son état coutumier où la bonne fée l’attendait.
Au Nouveau Casino, comme frappée d’inutilité, la fête s’arrêta.

+++

Cendrillon raconta sa soirée à la fée et lui apprit que le Prince de la mode l’avait invité la semaine prochaine ; la fée lui conseilla de remettre une citrouille dans le congélateur et dé prévoir un nouveau rat, puis elle disparut car on sonnait à la porte. C’était les trois sœurs et leur mère qui revenaient du bal. Cendrillon leur demanda si la soirée s’était bien passée et elles lui dirent qu’elles avaient vu une star mais elles ne savaient qui c’était : elles s’empressèrent de consulter leur collection de Voici et de Voilà et de Gali et de Gala pour l’identifier, mais en vain. Elles conclurent qu’elles essayeraient d’en savoir plus le samedi prochain et Cendrillon leur demanda si elle pourrait les accompagner ; cette requête provoqua leur rire et leurs moqueries.

Le Prince de la mode vécut cette semaine dans une grande impatience aussi le samedi soir attendit-il fébrilement la venue de l’inconnue. Elle arriva enfin plus splendidement parée que la première fois et la fête fut telle que Cendrillon en oublia le temps qui inexorablement passait, aussi quand sonna le premier coup de minuit fut-elle toute surprise et dut-elle brutalement s’enfuir ; dans sa course elle perdit un de ses escarpins de vair que la prince ramassa…Intrigué par ce départ précipité il interrogea les gens dans la rue mais ils n’avaient rien vu, peut être une punkette qui portait une citrouille sur laquelle était juché un gros rat , rien de remarquable en tout cas dans ce quartier habitué aux excentricités.

Désespéré, dans son show-room de la rue Réaumur le Prince de la mode, serrant sur son cœur le petit escarpin de vair, réfléchissait aux moyens de retrouver la belle inconnue dont il était épris, rien d’autre ne l’intéressait , pas même la préparation de ses collections de printemps-été. Il fit paraître des messages quotidiens dans la rubrique de petites annonces de Libé, il fit de même sur son blog , et profita d’une interview sur Radio Nova pour lancer un appel en direct, mais n’obtint pas de réponse ; Cendrillon, occupée par ses tâches ménagères ignorait ses efforts. Le prince de la mode s’abandonna à la morosité, il passait des heures immobiles à contempler le petit escarpin et rien ne pouvait l’arracher à ses pensées noires. Bientôt ses affaires périclitèrent, le cours de ses actions baissa dangereusement, puis sa griffe fut rachetée par une firme multinationale luxembourgeoise ; abandonné de tous, tout entier à ses son obsession , il ne s’en souciait guère. Enfin, dans une tentative désespérée il fit placarder dans tout Paris une annonce : il épouserait la jeune fille à qui le petit escarpin irait comme un gant.

+++

Attirées par l’appât de la supposée fortune et de la vie mondaine du Prince de la mode toutes les bimbos parisiennes se présentèrent rue Réaumur dans le show-room maintenant bien déserté pour essayer de chausser l’escarpin, en vain : le pied était toujours trop petit ou trop grand. Même les sœurs de Cendrillon firent l’essai, mais leurs pieds furent bien trop grands. Elles en parlèrent à Cendrillon qui, à la description reconnut son escarpin et décida de faire une tentative. Ses sœurs ricanèrent et décidèrent de l’accompagner, bien décidées à profiter d’une humiliation publique qui les vengerait de celles qu’elles avaient elle même ressenties lors de leurs propres essais.
Lorsque Cendrillon s’agenouilla devant le Prince de la mode pour essayer la chaussure, celle-ci s’adapta à son pied comme un gant. Lorsqu’elle se releva, c’était le Prince qui était à genoux, il l’avait reconnue. Les trois soeurs de Cendrillon étaient stupéfaites, avant qu’elles ne reviennent à elles, le show-room était vide. Cendrillon et celui qui déjà n’était plus que l’ex- Prince de la mode, avaient hélé un taxi et s’étaient dirigé paraît-il vers une grande gare parisienne. Depuis on a à peu près perdu leurs traces bien que certains prétendent que le couple gère tranquillement une boutique de produits bio et solidaires quelque part dans le Lubéron.

Nuit de décémbre

La nuit était déjà tombée depuis longtemps. Il soufflait un petit vent froid qu’accompagnait une pluie fine et pénétrante. C’était une nuit de décembre sans neige. Sur les trottoirs gelés les derniers passants tentaient de se hâter, à petits pas pressés, d’une démarche hésitante. La rue ne les retenait pas présentant peu d’attraits. Les immeubles modestes et peu élevés n’abritaient ni vitrine ni bar accueillant. Le vingtième arrondissement est un gros village, il suffit de s’écarter du centre commerçant pour se retrouver en province.

Trois petits enfants noirs avaient trouvé refuge dans l’encadrement d’une ancienne porte cochère : deux très petits garçons et une fillette d’une dizaine d’années, visiblement leur sœur aînée, âgée d’une dizaine d’années au plus. Chaque garçon lui donnait une main et tous trois scrutaient le ciel en l’espoir d’une improbable accalmie.

Que faisaient-ils dehors à cette heure ?

Des gens passaient sans les voir ou les voyaient et passaient. Trois petits enfants noirs seuls dans la rue, le spectacle est commun dans cet arrondissement, mais en hiver, à onze heures du soir et sous la pluie…

Bientôt les fenêtres s’éteignaient les unes après les autres, on fermait la télé, on allait se coucher. On n’entendait que les bruits, de plus espacés, des rares voitures qui semblaient glisser dans la nuit, les faisceaux de leurs phare éclairant fugitivement les silhouettes maintenant tassées, gelées, recroquevillées sous le porche, noires dans la nuit noire.

Il n’y eut aucun miracle, bien que nous fussions à quelques jours de noël. Il n’y eut rien de notable non plus qui eût pu nourrir la rubrique des faits divers dans les journaux télévisés.

A minuit quinze leur mère arriva, qui faisait des ménages dans des immeubles de bureaux. La fillette avait oublié de prendre les clefs en partant à l’école. Les trois enfants et leur mère s’engouffrèrent promptement dans l’entrée d’un atelier désaffecté, et nous n’en saurons pas plus.

jeudi 17 mai 2007

Lieu Commun

Avertissement: les personnages et les situations sont fictifs, toute ressemblance avec la réalité
ne peut être que le fruit du hasard ou de l'imagination du lecteur...

La salle des professeurs
Trois murs masqués par des casiers
Porte côté cour marquée : « sortie »
Porte côté jardin marquée : « toilettes »
Au centre une grande table
Chaises, fauteuils



Scène 1
Scène silencieuse
Activité fébrile
Tous s’agitent

Les portes des casiers claquent, s’ouvrent et se referment
Certains écrivent, d’autres lisent
Sonnerie


Scène 2

Restent Lahaine, Latek et Bienbonne


Lahaine (elle parle fort)

Y’en a vraiment marre !
Ca sent la mort ici !
Vous trouvez pas que ça sent la mort ?
On s’ennuie, mais qu’est ce qu’on s’ennuie !
Vous n’avez pas une histoire drôle à me raconter pour me faire rire ?
Qu’est ce qu’on pourrait faire pour ne pas s’ennuyer ?
Personne ne veut me répondre ?
Mais dites quelque chose !


Latek entre en provenance des toilettes, la porte claque violemment. ( elle ne cessera de claquer pendant toute la pièce)

Ca fait combien de temps qu’elle est foutue cette porte ?
Faudra réclamer combien de temps pour qu’on la répare ?

Lahaine

Il s’agit bien de la porte !
Moi je parle de choses sérieuses
Tu trouves pas que ça sent le cadavre ?

Latek

Il suffirait tout simplement de changer le groom.
C’est vraiment pas difficile.

Lahaine

Ah, ça c’est l’image même de l’institution,
Tout se dégrade , ça craque de partout, ça se délabre
Et personne ne fait rien.
Moi, je vous le dis, ils ont décidé de ne rien faire,
Ils attendent que ça s’effondre tout seul.
C’est voulu !
Ils attendent qu’on disparaisse avec,
Ils ont programmé notre disparition !


Bienbonne

Ah ! vous avez bien raison !

Lahaine

Enfin quelqu’un qui réagit !
Il y a au moins ici une collègue qui reconnaît que j’ai raison !
Bien sûr que j’ai raison, ça fait quarante ans que j’ai raison !
Mais personne ne m’écoute.
Quarante ans que je répète que tout est foutu,
On ne pourra pas dire que je ne vous ai pas avertis.
Ceux qui ne veulent rien entendre, c’est leur affaire, au moins ils auront été prévenus !
Et toi Lajoie, tu ne dis rien,
Tu es d’accord avec moi ?
Si tu as quelque chose à dire, dis-le !

Lajoie qui s’est levé pour sortir

Je n’ai pas envie de parler !

Lahaine

Dis au moins que j’ai raison, ça me fera plaisir !

Lajoie

J’ai fini ma journée, je m’en vais

Lahaine

Et voilà où on en est
A force de lâcheté !
C’est avec votre consentement
Qu’ils sont en train de vous tuer !
Mais moi, moi au moins je ne serai pas complice de la déconfiture générale !

Bienbonne

Vous avez bien raison !

Sonnerie : tous sortent
Bruits divers, (bousculades, cris…)






Scène 3


Lalangue

Elle est vraiment insupportable, et ça empire chaque jour…et ça fait 2o ans que je la connais !

Les doigts

On peut effectivement pas dire qu’elle s’améliore. On ne peut pas lui parler, tout ce qu’on dit, elle le prend de travers.

s’activent en silence, fouillent dans leurs gros cartables, crayonnent.

Lalangue

Tu as les première 7 ?

Lesdoigts

Oui, comme toi. Qu’est-ce que tu en penses ?


Lalangue.

Je n’en peux plus. Ils sont fatigants ! Tu ne peux pas les faire cesser de bavarder ! Ils s’agitent, ils font du bruit. Ils n’écoutent rien. Ils font tomber leurs affaires. Ils se retournent. Ils rient. Ils font des réflexions à voix haute ! Et ils sont trente-six comme ça ! Je n’ai aucune prise sur eux.

Lesdoigts

Moi, je n’essaie plus de faire cours. Je ne dis rien, j’arrête et j’attends.

Lalangue

Et alors ?

Lesdoigts

Alors rien. Hier j’ai fait un quart d’heure de cours, un quart d’heure sur 55 minutes. C’est pas mal ! Le reste du temps j’ai attendu, j’ai sorti l’Equipe !

Lalangue

Et alors ?

Lesdoigts

Je n’ai même pas pu le lire, il y avait trop de bruits ! Je ne sais pas si la leçon a porté, mais je suis prêt à recommencer. Tant pis pour eux, s’ils ne veulent pas travailler, c’est leur affaire, je ne tiens pas à y laisser ma peau. J’ai décidé de ne pas m’en faire. Je ne tiens pas à faire de la discipline ! Je ne suis pas payé pour faire le garde-chiourme.

Lalangue

Oui, mais là-dedans il y en a bien un ou deux qui voudraient travailler ! On ne peut quand même pas les sacrifier !

Lesdoigts

Comment veux-tu faire le tri, je ne peux pas bâillonner trente-quatre élèves pour faire cours à deux. Les classes sont trop encombrées, elles ne sont pas trop nombreuses. Les trois-quarts des élèves ne sont pas à leur place. Faudrait les dégager. Ils ne savent même pas pourquoi ils sont là, du balai, c’est ça qu’il faut !

Lalangue
Ça, on n’est pas prêt à le faire.

Lesdoigts

Pourtant il n’y a pas d’autre solution. A 16 ans ils devraient comprendre qu’ils ne sont pas à leur place ! Faut balayer !

Lalangue

Mais là on aurait les parents sur le dos. Alors personne n’osera ! Et pourtant …A onze ans ils arrivent en sixième, ils ne savent pas écrire. On les retrouve en troisième, ils ne savent toujours pas écrire. Après la troisième, c’est quasi automatique, ils vont en seconde. Ils se retrouvent au lycée et ne savent toujours pas écrire et c’est à peine s’ils commencent à savoir lire ! Alors ils s’ennuient, et comme ils s’ennuient ils mettent la pagaille ! Mais les parents sont contents, leurs enfants sont au lycée. Les parents sont irresponsables et quand ça ne marche pas c’est bien sûr la faute de professeurs !

Lesdoigts

Résultat de tout ça, pour avoir la paix, pour ne pas mécontenter les parents on les garde au chaud dans nos lycées. Ils passent en terminale à l’ancienneté et on leur donne le bac dans une pochette-surprise.

Lalangue

Du coup on ne peut rien leur dire, ils ont tous les droits, si tu leur fais une remarque ils te regardent d’un air outré.

Lesdoigts

Ah ça ! Faut pas les brusquer les pauvres petits, faut les traiter avec psychologie, faut avoir des égards !
Lalangue

Faut les balayer !
Lesdoigts

Faudrait les balayer c’est sûr ! Mais on ne peut pas, on fait non seulement dans le psychologique, on fait dans le social. Il faut examiner les situations particulières ! Mais ils ont tous des situations particulières ! C’est plus l’école c’est l’hôpital, c’est l’asile, bientôt la maison de retraite ! Je ne suis pas compétent pour faire dans l’assistanat social ;

Lalangue

Et avec tout ça ils veulent nous évaluer, faut qu’on fasse du résultat ! Ça n’intéresse personne comment ça se passe, ce qu’on veut c’est du résultat !

Lesdoigts

Si on veut du résultat faut les balayer! Au travail ! En apprentissage ! On les a trop bercés d’illusions pendant des années ! Les parents ont démissionné depuis bien longtemps, alors ils attendent de l’école qu’elle fasse leur boulot, ils veulent qu’on les éduque, mais nous on est des enseignants pas des éducateurs ! Un moment faut que ça s’arrête ! Faut faire le ménage !

Lalangue

Nous ce qu’on veut c’est faire notre boulot tranquillement ! Et ça ce n’est plus possible et…, regarde, la plupart des collègues…, ils ne disent rien, ils font semblant, mais quand tu es en classe, tu entends ce qui se passe à côté ! La débâcle est générale. Tu as raison, faut faire le ménage ! Finalement, Julie, elle n’a pas tout à fait tort !

Sonnerie


Je vais voir les première7. On en reparlera.



Scène 4

La salle est pleine, on s’active, bruit divers, tasses de café

Lajoie

La première 7, c’est vraiment une classe agréable. Je suis presque heureux d’aller y faire cours. C’est tellement rare.

Lesdoigts

Tu es bien le seul à penser ça. Je me demande comment tu fais. Faudra me donner la recette.

Lajoie

Oh! Bien tu sais, je ne fais rien de spécial, mais ce sont des élèves vivants, ils font des remarques intéressantes, ils participent, évidemment ils ont du mal à s’auto discipliner.

Lesdoigts
Je veux bien te croire, et tu as vraiment de la chance si tu arrives à entendre des remarques intéressantes. Ils font tellement de bruit que je ne m’entends pas parler.

Lajoie

C’est ça, je dois avoir de la chance.

Lesdoigts

Ou alors le bruit ne te gêne pas. Ou alors tu es un prof exceptionnel.


Lajoie

Je ne crois pas être exceptionnel, simplement, il faut croire que je supporte…Et puis tu sais, les élèves ne se comportent pas de la même façon avec tous les profs.

Lahaine

C’est le laxisme de certains qui est la cause de tout. Faut pas s’étonner ensuite si ça se détériore. Je vous le dis, arrêtez de rêver, c’est fini, on n’a plus rien à faire ici, il faut avoir le courage de tout arrêter, parce que pour eux, on n’existe plus. On est mort ! Pour eux on est mort. Cette mort, elle est voulue, c’était programmé depuis longtemps. Alors il faut avoir le courage de tout arrêter, de ne plus fonctionner !


Lesdoigts

C’est sûr, on est les derniers, on se demande pourquoi on persiste. Hein ! Après nous le Déluge !


Lahaine

Après, moi je m’en fous, à mon âge je ne serai plus là pour voir le pire, la fin, l’apocalypse.

Lesdoigts

Oh! Ça ira vite, plus vite qu’on le pense, ils nous remplaceront par des ordinateurs, les ordinateurs ça ne rechigne pas.


Lahaine

C’est bien ce que je dis : l’apocalypse !

Lajoie

Mais vous exagérez là, on n’est pas mort, je suis bien vivant !

Lahaine

Tu crois être vivant, mais ta mort est déjà décidée en haut lieu, tu es en sursis, mais ton heure viendra ! Nous sommes des morts vivants !

Sonnerie
Tous sortent





Scène 5

Intermède chanté

Lajoie



Oui l’école est malade
Il ne faut pas le nier
Et les profs sont moroses
On ne peut pas l’cacher
S’ils s’en prennent aux élèves
On peut pas l’accepter
Ils sont bien malheureux
On les voit même pleurer
Mais il faut qu’ils s’rendent compte
Les élèves ont changé
35 élèves par classe
Ca peut plus fonctionner
Et les rythmes scolaires
Ils peuvent plus supporter
Je n’parle pas des programmes
Faudrait les repenser
Enfin y’a tant à faire
Qu’on’sait où commencer
Si l’école est malade
Ca vient d’la société
Mais c’est pas par l’école
Qu’on pourra la changer
Bref vous m’avez compris
Je l’dis sans hésiter
Il faudrait tout changer
Pour ça y’a un remède
Je l’dis sans barguigner
Un jour de grève par an
Mais toujours bien placé !




Scène 6



Même décor, une banderole : « en grève »

Lalangue

Qu’est ce que vous faites là mademoiselle ? Vous ne savez pas que ce lieu est interdit aux élèves ? Vous ne savez pas lire ? Vous voulez quoi ?

Elève

Je voulais savoir si madame…

Lalangue

Je ne veux pas savoir, vous n’avez rien à faire ici ! La salle des profs est interdite aux élèves ! C’est dans le règlement intérieur que vous avez signé en début d’année.

Elève

Mais. ..

Lalangue

Si vous voulez voir quelqu’un, vous attendez dehors ou vous prenez rendez-vous !

Elève

Mais je voulais juste…

Lalangue

Vous n’avez pas le droit d’entrer ici c’est clair ! C’est invraisemblable quand même ! Vous n’allez pas insister, disparaissez !

La silhouette disparaît.

Lalangue

Ils se croient vraiment tout permis. Si même ici on ne peut pas être tranquille, et un jour de grève en plus, où va t’on ?

Bienbonne

Vous avez bien raison. Ils viennent nous poursuivre jusqu’ici maintenant ! Si on ne peut plus avoir la paix, même ici !

Lalangue

On a beau leur dire, ils font ce qu’ils veulent. Ils le savent que c’est interdit, mais ils ne respectent rien, ils viennent nous narguer.

Lesdoigts (entrant)

Qu’est ce qu’il se passe ici !

Lalangue

Rien, un élève…Mais on l’a mis dehors !

sonnerie



Scène 7



Lejeune

Ah ! mais, je ne t’ai pas raconté

Lajoie

Non mais tu vas me dire

Lejeune

J’ai été agressé…Dans ma classe !

Lajoie

Agressé ? Physiquement ?

Lejeune

Presque…

Lajoie

Mais comment ? Par qui ?

Lejeune

De l’eau !

Lajoie

De l’eau ?

Lejeune

Oui, un individu est rentré dans ma classe et a jeté de l’eau !

Lajoie

Mai avec quoi ? Comment ? Pourquoi ?

Lejeune

Avec une bouteille en plastique, en plein cours !

Lajoie

Sur toi ?

Lejeune

Non, par terre, dans la salle.

Lajoie

Et alors ?

Lejeune

J’ai essayé de l’attraper, mais il s’est enfui. Je l’ai laissé, je ne pouvais pas laisser ma classe toute seule !

Lajoie

Et les élèves, qu ‘est ce qu’ils ont fait ?

Lejeune

Ils rigolaient.

Lajoie

Et le lanceur, tu le connais ?

Lejeune

Jamais vu !

Lajoie

Ca m’a pas l’air bien méchant, ça ressemble plus à un canular qu’à autre chose ! Je ne crois pas qu’il faille s’en inquiéter.





Scène 8



Latek

Cette porte quand même !

Lajoie

Alors, ça y est, c’est la guerre ?

Latek

Tu es au courant ?

Lajoie

Lejeune, oui il m’a raconté, ce n’est pas bien grave !

Latek
Non, il s’agit de Julie !

Lajoie

Julie, je ne suis pas au courant, raconte

Latek

Mais tout le monde ne parle que de ça !Tu dois bien être le seul à ne pas savoir !
Elle a eu des problèmes avec Nadia !

Lajoie

Nadia, La Nadia des premières7 ?

Latek

Oui, cette Nadia là !

Lajoie

Mais il n’y a pas plus tranquille que cette fille là !

Latek

Peut-être, mais en tout cas, ça a fait des étincelles !
Mais tais-toi, la voilà !

Lahaine

Alors, on complote ?

Elle sort de son sac une feuille de papier rose.

J’écris un rapport.

Lajoie

Ah bon !

Lahaine

Quelqu’un veut savoir pourquoi ?

J’ai été victime d’une agression, une agression morale !
Vous ne dites rien…Vous êtes solidaires j’espère ?

Lajoie

Hum! …

Lahaine

Depuis le temps que je vous le dis, ça sent la fin ! On voulait notre mort, c’est fait ! Mais c’est pas seulement la fin de l’école, c’est la société tout entière ! C’est la civilisation qui est atteinte ! Cette fois, c’est la barbarie ! Apocalypse now ! Les élèves l’ont compris ! Et vous, qu’en dites-vous ? Vous ne dites rien ?

Lajoie

Mais que s’est- il- passé ?

Lahaine

Je te dis que j’ai été agressée, que veux-tu de plus, ça ne te scandalise pas ? Qu’est ce qu’il te faut ? Tu veux des preuves ? Dis aussi que je mens pendant que tu y es !

Lajoie

Mais pas du tout…Je…

Lahaine

Puisqu’il te faut des faits, en voilà, je me suis fait traiter de vieille rosse !
Vieille rosse! Moi !


Lajoie

Ah bon !

Lahaine

Tu n’as pas vraiment l’air scandalisé ! Et pourtant…vieille, passe encore, c’est vrai que je ne suis pas de la première jeunesse, mais rosse, je n’ai rien d’un équidé !

Latek

C’est inadmissible !

Lahaine

Oui, quand même !
Je vais faire un rapport, bien entendu je demande l’exclusion définitive de cette élève. En attendant je refuse de faire cours dans cette classe. Je ne demande pas des excuses pour ce qui est inexcusable ! J’ai de l’amour-propre quand même ! Je suis donc en grève tant que l’administration n’aura pas pris sa décision.

Lajoie

Tu fais grève toute seule ?

Lahaine

A moins que tu veuilles me rejoindre, mais je ne demande rien à personne, je n’attends rien de la solidarité enseignante, je sais à quoi m’en tenir. Devant la lâcheté générale, encore une fois, je montrerai ce qu’est la dignité. On va crever, mais au moins je crèverai debout !

Elle va aux toilettes, claquement de la porte

Lajoie
Grommelant.

Quand c’est la grève, elle travaille, et maintenant elle fait grève toute seule…

Il sort




Scène 9



Lejeune

Tu es au courant de l’acte odieux ?

Latek

Julie ?

Lejeune

Non, moi !


Latek

Vaguement…


Lejeune

Tu connais les détails ?


Latek

Oui, une histoire d’eau.


Lejeune

On cherchait à me blesser c’est sûr !


Latek

Tu crois ?


Lejeune

J’en suis sûr je te dis. Mais l’enquête progresse.


Latek

Ah !Ah !


Lejeune

Il s’agit d’un élément extérieur. C’est une opération téléguidée par des éléments intérieurs et montée grâce à des éléments extérieurs. Mais je connaîtrai l’origine du montage,
je remonterai à la source du complot .Rien ne m’arrêtera. J’enquête ! J’enquête.


Latek

Ah ! c’est bien ! alors bonne enquête !

Sonnerie
Il sortent



Scène 10 (un ordinateur est posé sur une table)


Bienbonne

C’est quoi ça ?

Lalangue

Qu’est-ce-que c’est que ça ?

Lesdoigts (entrant dans la salle)

Ah ! ça non alors, qui a mis ça ici !

Lalangue

On est envahi par ces trucs là, ici c’est notre seul lieu de détente, c’est vraiment une offensive générale ! on veut nous mettre en demeure, c’est inadmissible .Pas de ça ici !

Bienbonne

En tout cas, il n’est pas question que je me serve de cet engin là.

Lalangue

Bien entendu il n’en est pas question ! Si ça c’est un coup de l’administration, ça ils vont nous entendre !

Bienbonne

Déjà qu’on n’a pas beaucoup de places, c’est que ça en prend de la place !

Lesdoigts

Et pour ça on trouve des crédits, alors qu’il y aurait tant de choses à faire

Bienbonne

Ils s’imaginent pas, quand même qu’on va saisir nos notes et remplir nos livrets avec ça !

Lalangue

Ça , jamais de la vie ! Nous ne sommes pas des machines, on sait encore se servir d’un stylo !

Bienbonne

Que voulez vous c’est à la mode ça !.

Lalangue

Justement, il faut savoir parfois ne pas céder à la mode, moi je propose qu’on aille voir le proviseur et qu’on exige la disparition de cette mécanique !

Lesdoigts

Il faut faire une pétition

Bienbonne

Alors moi, pour une fois je signerai la pétition…Et ce n’est pas dans mes habitudes. Tiens, je peux même vous aider à la rédiger !





Scène 11


Lahaine
Seule, elle écrit et parle


Le vendredi 13 novembre à 13 h 45 pendant le cours d’économie donné en classe de première 7 j’ai interrogé , non ça ne va pas, j’ai fait remarquer, non, j’ai fait une remarque d’ordre pédagogique, ça , ça va, à l’élève Nadia Z. ,par ailleurs déléguée de classe, ça c’est important, la susnommée, c’est bien la susnommée, la susnommée m’ayant répondu par une injure, non, en des termes injurieux, c’est mieux, injurieux et inadmissibles, je lui ai demandé, non, je lui ai intimé l’ordre de me faire des excuses publiques et immédiates.
J’ai demandé à la classe, non c’est trop tendre, j’ai…, non, devant l’attitude de la classe qui a refusé de désavouer la conduite de sa déléguée j’ai considéré…, j’ai pris la décision de cesser le cours…, de cesser les cours, que je ne reprendrai qu’après avoir obtenu une sanction exemplaire de l’intéressée, c’est bien l’intéressée, et ,non ainsi que…, ainsi que des excuses publiques de toute la classe. Et bien voilà, ça c’est envoyé !
Je relis : le vendredi 13 novembre à 13h 45 pendant le cours d’économie donné en classe de première 7, j’ai fait une remarque d’ordre pédagogique à l’élève Nadia Zeitoun, par ailleurs déléguée de classe, la susnommée m’ayant répondue en des termes injurieux, je lui ai intimé l’ordre de me faire des excuses publiques et immédiates, devant l’attitude de la classe qui a refusé de désavouer la conduite de sa déléguée, j’ai pris la décision de cesser les cours que je ne reprendrai qu’après avoir obtenu une sanction exemplaire de l’intéressée ainsi que des excuses publiques de toute la classe.






Scène 12


Lejeune

Vous avez entendu parler de l’attentat,

Bienbonne

L’attentat, mon dieu non, de quoi parlez- vous ?


Lejeune

La tentative criminelle perpétrée contre ma personne


Bienbonne

Euh ! oui vous m’avez déjà raconté…


Lejeune

L’enquête progresse : je sais qu’ils étaient plusieurs


Bienbonne

Ah, ils étaient plusieurs !


Lejeune

Il a fallu rentrer dans l’établissement, profiter du moment opportun, trouver les failles de la surveillance, cela demande du temps, de l’observation, des guetteurs. C’est un travail d’équipe, de professionnels.

Bienbonne

C’est effrayant tout ça !


Lejeune

A qui le dites-vous. Il faut maintenant en tirer des conclusions. Nous devons être sur nos gardes. Nous sommes tous menacés. Vous aussi vous êtes menacée. Il nous faut nous défendre. Nous ne devons compter que sur notre propre vigilance.
Maintenant lorsque j’entre en classe, je ferme la porte à clef, je cadenasse les fenêtres, quand il y a des rideaux, je tire les rideaux Les élèves déposent leurs sacs sur l’estrade avant d’aller s’asseoir et je pratique des fouilles aléatoires. . Rien par terre…rien sur les tables…interdiction totale des ciseaux, canifs et autres objets contondants. Sécurité ! Sécurité !Et si ce n’est pas suffisant, et bien, on a des armes !


Bienbonne

Vous ne croyez pas que c’est un peu.. enfin.. vous ne pensez pas que ?


Lejeune

Excessif ? On est en guerre, vous ne lisez pas les journaux, tous les jours des meurtres dans les lycées, les collèges, et même les écoles maternelles…C’est la tuerie générale…le carnage. Chacun doit sauver sa peau !


Bienbonne

Mais ici… vous ne croyez pas que… enfin, nos élèves…ils ne sont pas forts…pas très attentifs…mais ils ne sont pas violents…ce ne sont pas des assassins…


Lejeune

Il ne faut pas se fier à l’eau qui dort, l’ennemi est fourbe…J’ai été échaudé…Je prends mes précautions. C’est lui ou moi !

Bienbonne

Vous me faites peur !

Lejeune

Ecoutez, vous n’entendez pas ? C’est un bruit suspect…Je poursuis mon enquête.




Scène 13


Lesdoigts

Quelle heure est-il ?

Lalangue

19 heures 30…Ca a duré deux heures ! deux heures !

Lesdoigts

Et tout ça pour rien, comme d’habitude.

Lalangue

Il parle de trop. On aurait pu boucler ça en une heure. Suffit de voir les bulletins, c’est clair ,c’est bon ou c’est pas bon. Je ne comprends pas ce besoin d’épiloguer pendant vingt minutes pour un cas qui pourrait être réglé en 2 minutes.

Lesdoigts

Il veut toujours avoir son mot à dire, il faut bien qu’il justifie sa présence !

Lalangue

Mais il ne connaît pas les élèves !

Lesdoigts
Remarque, quand tu les connais ça ne change pas grand-chose


Lalangue

Bien sûr, ce sont les résultats qui comptent. Si on commence à raconter leur vie, on n’a jamais fini

Lesdoigts

En plus ça n’apporte rien, on est là pour évaluer le travail, le niveau, c’est bien à ça que ça sert un conseil de classe !

Lalangue

Quand on veut régler certains cas, on ne règle rien du tout. On trouve des excuses. C’est bien beau de trouver des excuses…mais ça ne leur fait pas retrouver le niveau.
Regarde le cas de Youssef, bon, son père est chômeur, sa mère est malade, il a trois frères et sœurs, et alors ? C’est triste certainement, mais une fois qu’on sait ça, qu’est ce que ça change ? Il n’aura pas son bac, il a trop d’absences, il n’aura jamais le niveau !

Lesdoigts

C’est pour ça qu’on aurait pu éviter de passer une demie heure sur son cas. Ca ne change rien, niveau insuffisant, ne peut pas suivre, au suivant ! Il a des excuses, mais il n’a rien à faire en Terminale, en plus il perd son temps.

Lalangue

Si on regarde bien, en plus, les trois quarts d’entre eux sont dans cette situation. Qu’est ce que tu veux c’est pas notre problème, on n’y peut strictement rien. On n’a pas la solution.

Lesdoigts

Si on avait la solution ça se saurait. On est profs nous, c’est tout ce qu’on est !

Lalangue

Oui on est prof et c’est pas tous les jours facile !

Lesdoigts

Bon, mais moi faut que je me rentre ! Il est déjà bien tard, c’est que j’ai la soupe à préparer. Ils doivent m’attendre à la maison !
A demain !




Scène 1 4
(l’ordinateur a disparu)


Bienbonne

Alors, on a gagné ?

Lalangue

Provisoirement hélas, il est difficile d’aller contre le courant

Bienbonne

Enfin, c’est toujours ça de gagné !

Lalangue

Mais pour combien de temps ?

Bienbonne

Si on est capable de montrer qu’on ne se laisse pas faire, si on reste unis…

Lalangue

Vous êtes naïve madame Bienbonne, il y a toujours des gens qui seront d’accord avec ce genre de choses

Bienbonne

Alors que voulez-vous faire si des enseignants aussi démissionnent, et le proviseur, qu’est-ce qu’il a dit ?

Lalangue

Il a regretté notre décision, mais il a ajouté aussi qu’il nous comprenait. Enfin, on va installer cet appareil ailleurs, dans une autre salle que la salle des profs et ceux qui voudront s’en servir y auront ainsi accès.

Bienbonne

Comme cela, au moins on ne se mélangera pas.




Scène 15


Lesdoigts

Je ne bouge plus.

Lalangue

Moi non plus, je n’en peux plus !

Lesdoigts

N’empêche que pour une fois le chef a fait un effort

Bienbonne (entrant)

Je n’aurai pas dû prendre du champagne, je n’ai pas l’habitude. Je me demande comment je vais pouvoir faire mes cours cet après-midi

Lalangue

La bûche était particulièrement réussie, vous croyez que c’est lui qui l’a faite ?

Lesdoigts

Pensez-vous c’est le travail d’un traiteur !

Bienbonne

Et bien non ! Il paraît que ça vient des cuisines

Lesdoigts

Dommage qu’on n’ait pas ça toute l’année !

Bienbonne

Pensez-vous on ne pourrait plus travailler !

Entre Latek

Lesdoigts

Et bien, tu as loupé quelque chose

Latek

Ah bon ! Qu’est ce que c’est ?
Lesdoigts

Le repas de Noël, et ça valait le coup

Bienbonne

Et il y avait du champagne

Latek

Je ne savais pas !

Lalangue

Faut se tenir au courant, pour une fois qu’il se passe quelque chose d’intéressant !

Sonnerie

Bon, ben c’est pas le tout, faut quand même y aller..

Bienbonne

Et ça va pas être facile !
Je me sens un peu lourde, deux fois j’ai repris de la bûche , le chef, hein, quand il veut !





Scène 16 ( tous)


Discussion confidentielle entre Lesdoigts et Lalangue

Latek

Alors, Julie n’est plus en grève, il paraît,

Lajoie

Non, elle a repris ses cours

Latek

Nadia a été exclue ?

Lajoie

Non, le conseil de discipline a considéré que les torts étaient partagés. Nadia a fait des excuses que Julie a refusées. Tout est plus ou moins rentré dans l’ordre, mais Julie est furieuse.

Latek

Faut dire que vieille rosse, quand même…remarque, c’est pas mal vu, ça lui ressemble assez.

Lajoie

Il paraît qu’elle terrorise les élèves, elle ne cesse pas de les injurier, elle les traite de pauvres crétins, dit qu’ils n’ont pas de culture, que c’est de la faute de leurs parents, qu’ils sont l’image de la société, que ce sont des barbares...Alors ils se sont rebiffés, et Nadia qui ne supportait pas d’être prise pour une crétine… ça a éclaté…c’était un cri du cœur.

Latek

Mais Julie l’accepte dans sa classe ?

Lajoie

Non, Nadia est absente depuis huit jours, il y a eu une sorte d’arrangement, les parents sont d’accord, elle va changer d’établissement.

Latek

Alors tout va bien !

Lajoie

C’est ça, tout va bien. Julie n’est plus en grève et Lejeune est en partance ;

Tu as fini là ?

Latek

Oui, j’ai fini. Je viens de faire mon dernier cours, pas facile, ils étaient excités comme tout ! Mais j’étais comme eux, j’avais hâte que ça se termine !

Lajoie

Tu pars quelque part ?

Latek

Noël ça se passe en famille. Non je reste, et toi tu vas aux sports d’hiver comme d’habitude ?

Lajoie

Non, il n’y a pas de neige cette année et puis j’ai bien besoin de me reposer, je crois que je vais faire une cure de sommeil.

Latek

Tu n’as pas de copies ?

Lajoie

Et bien si, justement, je me suis mal débrouillé, je me retrouve avec un paquet des premières 7, impossible de les oublier ceux-là ! Et toi ?

Latek

Je pars les mains vides…Allez, bonnes vacances et bonnes fêtes, bonne année et surtout bonne santé.

Lajoie sort, Latek se dirige vers les toilettes

Latek

Foutue porte, quand se décidera t-on à la faire réparer !

Lajoie

Et celle-ci qui ne veut pas s’ouvrir

Latek

Alors là c’est le comble ! fait voir




Scène 17



Lajoie

Rien à faire ! Elle est coincée ! J’ai beau essayer !

Lalangue

Laissez moi faire, quelques fois, un peu de douceur…

Latek

Et ça, la douceur ça vous connaît

Lalangue

Riez, riez, vous allez voir

Latek

Et alors ?

Lalangue

Vous avez raison, y’a rien à faire !

Bienbonne

Alors on est coincé

Lajoie

On dirait bien

Bienbonne

C'est que j’ai mes courses de Noël à faire moi, je ne peux pas m’attarder

Lajoie

Alors dîtes moi comment faire ?

Lahaine

Je ris, ah !ah ! laissez moi rire !

Lajoie

Ca te fait rire

Lahaine

J’ai quand même le droit de rire, un des derniers droits qui me reste, tu ne vas pas me retirer le droit de rire, c’est contraire à la ligne syndicale ?

Lajoie

En tout cas, tu ne me fais pas rire !

Lahaine

Mais je n’en ai pas l’intention, je préfère rire toute seule

Latek

Arrêtez ! Ce n’est pas le moment, il faudrait faire quelque chose, trouver une solution…

Lahaine

Toi qui est si malin, tu as certainement une solution

Latek

Quelqu’un a un portable ? Il faudrait appeler l’extérieur, qui a un portable ?

Bienbonne

Certainement pas, moi, ces engins-là…

Lesdoigts

Et moi non plus, certainement pas

Lahaine

Vous avez raison, moi non plus, comme chacun sait je ne suis pas particulièrement branchée et je ne tiens pas à l’être, je résiste moi !

Lalangue

J’en ai un moi , ne bougez pas , j’appelle qui ? le secrétariat ?
Attendez !

Tous

Alors ?

Lalangue

Ah ! malheureusement, ça ne répond pas !

Latek

Essayez encore !

Lalangue

Ca ne répond toujours pas !

Latek

Appelez le gardien, n’importe qui !

Lalangue

Ca ne répond pas non plus !

Lajoie

C’est bizarre, il n’y a plus personne dans cette baraque ?

Latek

Ce n’est pas possible ! Essayez encore ! appelez à l’extérieur !

Lalangue

Mais je n’arrête pas !

Lejeune

Je m’en doutais, ça devait arriver ! Je le savais !

Lajoie

Quoi encore ? Qu’est-ce qui devait arriver ?

Lejeune

C’est la suite logique du complot, nous sommes pris en otage par une bande de terroristes sans scrupules ! J’aurais dû vous prévenir, mais vous ne m’auriez pas écouté.

Bienbonne

Arrêtez, vous me faites peur ! Ne plaisantez pas avec ces choses là !

Lejeune

Malheureusement il ne s’agit pas d’une plaisanterie ! la situation est grave ! Je n’ai pas du tout envie de rire ! Mais, ne vous inquiétez pas, j’ai tout prévu !

Lahaine

Et bien moi je ris ! Ca finit comme ça devait finir, l’institution est foutue, ça craque de partout, nous ne sommes rien, je vous l’ai déjà dit, ils s’en fichent de notre sort, nous sommes piégés comme des rats ! Voilà ! C’est la fin, vous n’avez voulu rien voir, et bien maintenant c’est tout vu ! C’est foutu ! Alors moi, je ris ! voilà, débrouillez-vous, ce n’est plus mon affaire !

Latek

Mais arrêtez vos conneries, alors le Téléphone, ça répond ?

Lalangue

Non, toujours rien

Lahaine

Je ris ! Ah ! Je ris !

Latek

Mais, vous avez la tonalité au moins ?

Lalangue

Non, c’est bien ça qui m’étonne !

Latek

Vous permettez ? prêtez moi votre téléphone !

Lalangue

Volontiers, vous pouvez essayer, vous n’en obtiendrez pas plus !

Latek

Je m’en doutais, votre batterie est à plat !
Il va falloir tenter autre chose !

Lajoie

Peut-être qu’en criant, en faisant du bruit, on va attirer l’attention de quelqu’un !

Latek

On peut essayer.
Alors il va falloir faire beaucoup de bruit, à mon signal vous allez crier frapper sur la table, taper des pieds. Je compte jusqu’à trois :
allons y, un, deux, trois !

TOUS : vacarme

Latek

Allons, encore plus fort on recommence ! un, deux, trois

TOUS : nouveau vacarme

Lajoie

Mais ils sont tous sourds ma parole !


Lahaine

Et c’est maintenant que vous vous en apercevez ! Seulement il est trop tard ! Depuis des années ils sont sourds. La maison s’est écroulée et personne n’entend vos cris ! On vous a oubliés, vous êtes ensevelis !
Vous êtes morts ! morts ! Vous êtes morts !

Bienbonne

Faîtes la taire ! qu’elle s’arrête ! mais qu’elle s’arrête !

Lajoie

Mais vous allez vous taire !

Lahaine

Et maintenant vous voulez que je me taise, décidément vous n’avez rien compris ! J’ai toujours pensé que vous étiez complice de leurs agissements.

Lajoie

Alors là vous y allez un peu fort ! Si vous n’étiez pas une femme je…


Lahaine

Mais allez-y, frappez moi, voyez, je tends la joue, allez-y frappez !
Vous voyez, vous n’avez pas la force morale, parce que vous savez que vous avez tort, quarante ans que je me bats, que je lutte, que je vous avertis ! Maintenant je m’en lave les mains ! On va tous crever, mais je serai la seule à savoir pourquoi !


Lejeune

Alors c’est vous le complice, j’aurais dû m’en douter…, il fallait qu’il y ait quelqu’un dans la place, ça j’en étais sûr, mais qui ? alors c’est vous ?…


Latek

Ca suffit maintenant ! Il s’agit d’une porte bloquée c’est tout ! Tout ça parce que l’administration est incompétente, des mois qu’il aurait fallu changer les serrures ! Seulement, le temps que ça franchisse toutes les étapes du labyrinthe administratif…On va pas en faire un drame… c’est rageant, d’accord…mais ce n’est pas dramatique…en s’y prenant à temps, un peu d’huile aurait suffi…


Lejeune

Ça c’est votre version !

Latek

Pourquoi, il y en a une autre ?

Lejeune

Vous savez bien de quoi je veux parler ! Vous le savez parfaitement !

Latek

Vous divaguez totalement !

Lejeune

Je sais comment vous faire parler

Latek

Vous me menacez

Lejeune

Il sort de son sac une énorme pétoire

Parfaitement !

Bienbonne

Au secours !

Lajoie

Mais vous êtes fou, qu’est-ce que vous faites avec ça ? C’est dangereux, vous êtes fou, rangez ça !

Lejeune tire
Enorme explosion,
On entend Lahaine
crier :

L’apocalypse ! c’est l’apocalypse !

les portes des casiers s’ouvrent, les chaises sont renversées, la fumée se dissipe, la porte est ouverte.

Tous sont à terre

Bienbonne se relève
:


Et bien voilà, la porte est ouverte maintenant ! Regardez !
Je vais pouvoir faire mes courses de noël !






FIN

mercredi 16 mai 2007

La Barbe Bleue

Il était une fois une jeune fille qui vivait avec sa mère, ses sœurs et ses frères dans un petit trois-pièces à flanc de colline, entre Charonne et Ménilmontant. Elle n’avait pas connu son père. Elle était la plus âgée des enfants, bien qu’elle n’ait guère passé les dix-huit ans. Elle était aussi la plus belle, c’est pourquoi ses frères, ses sœurs et tous ses amis l’avaient nommé : Belle. La vie était dure, sa mère faisait des ménages, Belle poursuivait des études et travaillait le soir dans un supermarché de la rue de Bagnolet. C’était aussi le sort de ses sœurs. Ses trois frères, de vrais garnements, ne faisaient pas grand-chose de bon. « C’est ainsi », comme disait la vieille tante Fatima qui était la gardienne de la coutume et que personne ne devait contrarier.

Le jour de ses dix-huit ans, la vieille tante l’appela et lui dit qu’elle était maintenant une femme et qu’on devait lui trouver un mari. Belle ne dit rien, qu ‘aurait-elle pu dire, c’était la coutume et on lui avait appris à la respecter. Quelques jours plus tard, sa mère lui apprit qu’un riche personnage avait demandé sa main. Belle ne l’avait jamais vu bien qu’elle en eût entendu parler. Ses frères l’évoquaient souvent en le nommant la Barbe Bleue, car il avait une barbe bleue. la Barbe Bleue était très riche mais on ignorait ou l’on feignait d’ignorer l’origine exacte de sa fortune. Il habitait dans un immeuble neuf, au-dessus du parc de Belleville, au huitième étage, une maison sur la terrasse que d’en bas l’on ne pouvait apercevoir, et dans laquelle personne, jamais, n’avait pénétré. On disait aussi que la Barbe Bleue avait sept fois été marié, et jamais on n’avait su ce que ses femmes étaient devenues. Cela n’inquiétait pas la tante Fatima, la Barbe Bleue était très riche, et avec la dot qu’il avait promise, toute la famille allait pouvoir déménager. D’ailleurs la vieille tante avait tout organisé, il était convenu que le mariage aurait lieu dans un appartement tout neuf dont la construction s’achevait rue saint- Blaise, à Charonne.

Pendant un mois tout le monde s’affaira aux préparatifs du mariage, on confectionna des vêtements que la mère de Belle et toutes ses amies durent tailler et coudre jours et nuits. On invita toute la famille, même celle du Mali et tout le voisinage. On prépara des repas dans toutes les cuisines de la rue et même au-delà. Quand le grand jour arriva Belle n’avait toujours pas rencontré son mari. Dans le nouvel appartement les réjouissances durèrent trois jours, trois jours de fêtes, de danses, de musique, de repas, trois jours pendant lesquels, à l’écart, dans une petite chambre et loin de la fête, belle attendit patiemment qu’on lui présentât son mari.

Le soir du troisième jour, enfin, la vieille tante Fatima vint la chercher, et, tandis que chantaient les griots, Belle découvrit enfin le mari qu’on lui avait choisi.
Elle fut tout d’abord effrayée par sa barbe bleue et son âge qu’on lui avait caché, la Barbe Bleue avait une bonne cinquantaine d’années, mais les mots qu’il prononça, ses manières aimables et douces calmèrent son inquiétude et puis, Belle avait l’habitude de se soumettre ; comme dit la vieille tante : c’est la coutume.

Dans les minutes qui suivirent Belle en pleurs dut faire ses adieux et quitter le monde de son enfance, sa mère, ses sœurs, ses frères et la vieille tante. C’est dans une mercédès coupé rouge qu’elle quitta Charonne pour les Hauts de Belleville.

Belle s’habitua rapidement à sa nouvelle vie. Les trois premiers mois furent des mois enchanteurs. Son mari, dévoué, cédait à toutes ses volontés et Belle commençait à l’aimer tendrement bien qu’il eût une barbe bleue.
Elle avait les plus beaux bijoux, les plus riches vêtements, et même tous les disques de Lara Fabian qu’elle adorait par-dessus tout. La Barbe Bleue la menait dans les boutiques les plus luxueuses et payait sans sourciller les notes les plus élevées. Elle découvrit ainsi l’avenue de l’Opéra, la place Vendôme. Ils mangèrent dans les plus célèbres restaurants une nourriture succulente dont jamais dans sa vie antérieure elle n’aurait pu soupçonner l’existence.

Au bout de trois mois de cette vie féerique la Barbe Bleue lui dit : « je dois partir en voyage, quelques semaines, pour des affaires qu’il me faut régler. Tu ne pourras m’accompagner, mais je veux que tu ne manques de rien. Je te laisse ma carte bleue, bien entendu, ainsi que mon code confidentiel. Afin que tu ne t’ennuies, tu pourras, si tu le veux inviter tous tes amis de Ménilmontant. Voici les clefs de la maison, tu pourras ouvrir toutes les chambres, tous les salons, toutes les salles de bain. Il y a une chose cependant qu’il faut que tu me promettes : vois-tu cette petite clef dorée, elle ouvre la porte du petit débarras au fond du petit couloir. Jamais tu ne devras t’en servir. Si tu venais à ouvrir cette porte, je le saurais et il me faudrait te punir en te le faisant payer de ta vie. »
Et lorsqu’il prononçait ces mots, ses yeux étincelaient, sa barbe devenait encore plus bleue, et Belle frissonnait. Cependant, ayant fait ces recommandations, la Barbe Bleue s’adoucit, embrassa Belle et partit.
Belle invita tous ses amis et la maison autrefois si silencieuse et secrète retentit bientôt des cris, des rires et des chants des enfants de Ménilmontant. Cela dura quinze jours de fête ininterrompue. Quelque chose cependant, d’abord faiblement, puis avec insistance tourmentait Belle : la petite clef dorée. Elle la portait pendue à son cou et il lui semblait que cette clef vivait. Elle la sentait battre contre sa peau et elle ne savait si c’était la clef ou les battements de son cœur. La clef dorée la dévora de désir. Elle ne pouvait s’empêcher d’y songer. Bientôt cette pensée l’obséda. Elle ne la quitta plus, de jour, de nuit. La clef dorée, le petit débarras, la clef dorée, le petit débarras…

Alors que la fête se poursuivait, que ses amis s’enivraient de tous les plaisirs, Belle s’assombrit. Elle n’entendait plus le fracas de la musique techno que répercutaient dans la maison sur la terrasse les amplificateurs les plus puissants. Elle en oubliait de manger, de rire et de dormir. Une nuit, alors que tous étaient endormis, elle se leva, elle parcourut le grand couloir, puis le moyen couloir, puis le petit couloir, et s’arrêta devant la petite porte du petit débarras. Un souffle glacial paraissait provenir du trou de la serrure et Belle tressaillit. Tout était silencieux et pourtant il lui sembla entendre de sourds battements. Etait-ce son cœur ou la clef qui l’appelait ?

Alors, ne réfléchissant plus, elle céda. Elle introduisit la clef dans la serrure, poussa la porte qui s’ouvrit avec un long gémissement qui sembla déchirer le silence, à tel point qu’elle craignit d’avoir réveillé la maison. De saisissement, elle fit tomber la clef. Cependant tout dormait. En tâtonnant elle chercha un interrupteur qu‘elle ne trouva pas. Un froid intense avait envahi le petit couloir. Elle avança, les bras tendus, comme une aveugle, appréhendant les obstacles. Elle heurta quelque chose qui lui parut mou et gluant. Elle frissonna. Fouillant sa poche, elle trouva un briquet à gaz qu’elle alluma et éleva à la hauteur de ses yeux. Elle poussa alors un terrible cri strident. L’horreur qu’elle ressentit dépassait l’entendement. Les sept femmes de la Barbe Bleue étaient là, sanglantes, suspendues comme des carcasses dans le réfrigérateur d’un boucher, à des crochets fixés au plafond. Leur sang s’était écoulé et figé sur le sol.

Belle, rassemblant ses forces chercha dans l’obscurité la clef sur le sol répugnant, la trouva, réussit avec difficultés à fermer la porte, et courut s’enfermer dans sa chambre. Il lui fallut de longues minutes pour reprendre ses esprits. Que faire ? Il lui fallait d’abord effacer les traces de sang, les paroles de la Barbe Bleue lui revinrent à la mémoire. Elle s’efforça de nettoyer la petite clef dorée. Un rouleau de papier-ménage n’y suffit pas, elle utilisa tout le paquet, un paquet de quatre rouleaux dont un gratuit, en vain ! Elle essaya la lessive Saint-marc, mir, Omo, Ajax super-nettoyant, l’eau de javel, l’acide chlorhydrique, le pétrole Hahn, l’acide nitrique, la crème Nivea, rien n’y fit. Belle décida d’alerter la tante Fatima, sa mère, et la police, et elle allait le faire, quand elle entendit la porte d’entrée s’ouvrir et une voix bien connue l’appeler : « Belle, Belle es-tu là ? » C’était la Barbe bleue qui s’en revenait de son voyage d’affaire.
Belle se regarda dans son miroir, prit le temps de se recoiffer, d’effacer ses larmes, de recomposer une beauté .La Barbe Bleue s’impatientait : « Belle, Belle où es-tu ? »
Il fallait répondre. « Je m’éveille » dit-elle et elle alla à sa rencontre. « As-tu fait bon voyage », murmura-t-elle, « tu dois être fatigué ! » Mais la Barbe Bleue ne lui répondit pas, tout de suite il exigea ses clefs. Belle les lui donna, sauf une, la petite clef dorée du petit débarras. « Il manque une clef », gronda la Barbe Bleue, « qu’as tu fait de la clef du petit débarras » tonna-t-il. Et belle dut lui donner la clef du petit débarras. A sa vue la Barbe Bleue devint terrible. Ses yeux jetaient des éclairs, sa barbe bleue se hérissait comme les poils d’un chat en colère ; « tu seras châtiée » disait-il « et tu rejoindras les corps de mes sept autres épouses. » Belle en larme implora, supplia, mais il fut inflexible. Il lui accorda seulement un quart d’heure, afin qu’elle pût une dernière fois écouter Lara Fabian, qu’elle aimait tant. Il faut croire qu’un peu d’humanité subsistait quelque part dans son cœur endurci.

Belle introduisit le disque dans la chaîne, puis porta le son à une intensité telle que les murs en tremblèrent. La Barbe Bleue avait fermé la porte de la chambre, les mains bouchant ses oreilles, il attendait. Alors, Belle sortit son téléphone portable et appela ses frères. Un quart d’heure suffisait pour joindre Charonne à Belleville.

Pendant ce temps la Barbe bleue s’impatientait : « il ne reste plus que treize minutes, il ne reste plus que douze minutes. »
Et Belle à la fenêtre de sa chambre s’adressait à sa sœur qui était venu participer aux fêtes et prenait l’air sur sa terrasse : « Anne », car elle se nommait Anne , « ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». Et Anne répondait :« je ne vois que la route qui poudroie et l’herbe qui verdoie », car, ne l’oublions pas la terrasse, orientée plein sud, dominait le parc de Belleville qui est comme une oasis dans ce vieux quartier. Et la Barbe Bleue grondait « il ne reste plus que sept minutes, et Belle questionnait : « Anne, ma sœur Anne ne vois-tu rien venir ? » . Et Anne Répondait : « Je ne vois que la route qui poudroie et l’herbe qui verdoie ». Et la Barbe Bleue grondait : « Pus que cinq minutes ». Et Belle questionnait : « Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? ». Et Anne répondait : « trois joggeurs qui gravissent la pente, tout habillés de blanc et de marque Lacoste, aux pieds de blanches chaussures estampillées Nike, sur la tête de blanches casquettes dont je ne sais la marque… ». « Ce sont eux, ce sont mes frères » dit Belle. A ce moment, la Barbe Bleue, armé d’une tronçonneuse électrique ouvrit la porte, mais il n’eut pas le temps de s’en servir, les trois frères jaillirent et en un instant la Barbe Bleue fut mise à terre et ficelée avec du ruban adhésif. Belle se jeta dans les bras de ses frères, pleurant et riant à la fois.

Vite informé le commissaire de police du quartier arriva. Il reconnut, sous le masque de la Barbe Bleue, un redoutable criminel. Ancien collaborateur d’un homme politique important du département des Hauts de Seine, compromis dans de nombreuses affaires au parfum de pétrole, il avait bénéficié d’un non lieu, le dossier judiciaire s’étant égaré. Depuis il était recherché par la police de nombreux pays pour avoir dirigé un réseau international de proxénétisme.

Belle regagna la rue Saint-Blaise, retrouva sa mère, ses sœurs et ses frères et la vieille tante Fatima, mais quand celle-ci voulut lui trouver un mari pour « venger l’affront et réparer l’honneur », elle partit sans hésiter. Aujourd’hui elle a retrouvé une place de vendeuse dans un supermarché et habite un petit studio, dont je tairai l’adresse, afin, comme je le lui ai promis, de respecter sa tranquillité.

Le procès de la Barbe Bleue n’eut jamais lieu. On l’a retrouvé un jour dans sa cellule, pendu avec sa ceinture « qu’on avait oublié de lui retirer ».


moralité

Ce conte nous a appris
Qu’à Belleville comme ailleurs
L’argent ne fait pas le bonheur
Les dictons n’ont pas toujours tort
Mais on a bien des raisons
De bouder les traditions
Belle qui a frôlé la mort
L’a maintenant bien compris

Immobilier

Les bonnes langues du pays l’avaient toujours dit : »c’est un mauvais mariage, ça ne durera pas ! » ; Pensez donc, Elodie, la cadette des trois filles Loriot, la riche héritière des propriétaires de l’alimentation générale, la seule épicerie du village, avait épousé un arabe. Que celui-ci fut diplômé, policé, lauréat d’une école d’architecture et roulât en mercédès qu’il habitât place Grallin à Nantes, n’empêchait rien, il était et restait à tout jamais un étranger, et de surcroît, un arabe.

Une quinzaine d’années sembla démentir ces prédictions. Elodie eut deux enfants, une fille, puis un garçon. Oisive, elle employait à son service des gens du village dans une magnifique villa qu’elle fit construire en bord de mer et où elle passait les week-ends. A Nantes, elle fréquentait la bourgeoisie locale, pratiquant le golf, le tennis mais elle passait les vacances de février aux Deux Alpes où le couple posséda un chalet ; on y recevait des médecins, des notaires, des conseillers généraux et même des préfets, tous gens utiles aux affaires du mari qui avait ouvert une agence immobilière dans le village, sur le port.

Elodie paraissait heureuse mais les bonnes langues insistaient : « ça finira mal, vous verrez ! »

Un beau jour en effet Elodie et son mari se séparèrent sans que l’on sût vraiment ce qui s’était produit. Elle s’installa avec ses enfants adolescents dans sa villa du bord de mer. Jouissant apparemment d’une belle fortune, elle continua à mener un grand train de vie : golf, tennis réceptions mondaines. Bientôt, alors qu’elle semblait ne manquer de rien, elle ouvrit sa propre agence immobilière au village.

Et la lutte commença. Dans les dépliants touristiques diffusés par l’office du tourisme, sur les calendriers des marées offerts à la clientèle par les commerçants, les deux agences rivalisèrent de publicité. Lorsque l’agence du port, animée par l ex-mari afficha sur son logo trois étoiles et une tour, l’agence de la plage afficha quatre étoiles et deux tours. L’année suivante l’agence du port afficha deux tours et cinq étoiles, l’agence de la plage cinq étoiles et trois tours. L’agence du port loua une page entière dans le bulletin municipal des vacances d’été. Un panneau de trois mètres de large annonça l’agence de la plage à l’entrée du village, sur la départementale. Une gigantesque pancarte publicitaire fut plantée sur le port, éclairée la nuit par des projecteurs. L’agence de la plage ouvrit une succursale sur le port à côté de l’agence du port. L’agence du port acheta une maison au village et ouvrit sa succursale, juste à côté de l’agence de la plage.
Bientôt le long de la départementale, des route communales, et des chemins vicinaux fleurirent les pancartes : « terrain à vendre, s’adresser à l’agence de la plage », «terrain à vendre, s’adresser à l’agence du port ». Ce fut alors un boum de la construction au port ainsi qu’au village ; champs, friches, prairies, landes, tout y passa. Tout fut dépecé, découpé en parcelles viabilisées, vendu en terrains à bâtir ; curieusement le littoral, et ce, malgré les lois qui le protègent, ne fut pas épargné, toutes les autorisations furent accordées. La mairie ferma les yeux et même, sous la pression des commerçants et des artisans dont les affaires prospéraient, réforma le plan d’occupation des sols. On ne voyait partout que villas en construction et lotissements ; Le long de la côte sauvage le département aidé par les fonds européens déploya un boulevard le long duquel des immeubles furent érigés, les uns bâtis par l’agence de la plage, les autres par l’agence du port. On ne compta bientôt plus les bars, les restaurants, les crêperies. Le port fut agrandi et accueillit trois cent plaisanciers, les barques des pêcheurs disparurent.
Le long du boulevard s’étira le « front de mer ». La campagne couverte de villas, barrée de grillages, fut éclairée la nuit par des réverbères. La circulation s’intensifiant il fallut organiser des parkings, des sens interdits, des passages pour les piétons, des ronds-points, des ralentisseurs. Un périphérique à quatre voies encercla le village.

Cette année le maire a fait sauter des rochers pour élargir la plage, le bulletin municipal se félicite que le village ait obtenu l’appellation « station balnéaire ».
La lutte continue. L’agence de la plage s’est installée dans quatre communes des environs et y achète d’anciennes terres agricoles, l’agence du port a fait de même. Quelques habitants et résidents envisagent de créer une association de défense du littoral, mais il est déjà bien tard.

« J’irai jusqu’au bout, j’aurai sa peau » aurait déclaré Elodie.

lundi 7 mai 2007

Actualité:6 mai 2007

La re-voilà ma France
Ma France de Bigard
Et de Mireille Mathieu
Ma France de Drucker
De Match et de Gala
Ma France
Qui pète
Qui rote
Mais en famille
Ma France couillue
Ma France poilue
Ma France qui rit
Dans la gendarmerie
Ma France qui bichonne son chienchien
Ma France qui pomponne sa tuture
Ma France qui astique sa serrure
Ma France frileuse
Ma France peureuse
Ma France abritée sous le père
Ma France à moustache de Pétain
Ma France des lettres anonymes
Ma France des murs mitoyens
Ô Nizan !
Ma France du Fouquet’s
Du Faubourg Saint Germain
Ma France au garde à vous
Le doigt sur ses coutures
Qui frissonne au clairon
Ma France des palaces
Ma France des palais
Vomissant leurs dorures
Ma France des comptes en Suisse
Ma France des comptes en douce
Ma France de Bouygues et de Lagardère
Ma France qui veille à ses frontières
Ma France qui veille à ses barrières
Ma France grillagée
Ma France clôturée
Ma France encravatée
Ma France menottée
Ma France au pas cadencé
Ma France qui « on est bien chez nous »
Ma France qui « pas de ça ici »
Ma France « y’a trop d’étrangers »
Ma France serrée sur sa branche
Ma France dans son nid douillet
Ma France sur son mol oreiller
« Y’a bien d’la misère
Mais qu’est-ce qu’on peut y faire »
Ma France qui bande au mot patrie
Ma France à la ligne bleue des Vosges
Ma France qui aime le son du cor
Le soir au fond des bois
Ma France aux tremolos dans la voix
Aux discours patriotiques
Aux défilés militaires
Ma France au ruban rouge
Ma France droite dans ses bottes
Ma France mère des arts
Des armes et des lois
Ma France de Monsieur le Curé
Ma France au Sacré Cœur
Fille aînée de l’église
Qui se montre à la messe
Et qui va à confesse
Et qui montre ses fesses
Seulement à vingt-quatre heure
Et encore c’est crypté
La re-voilà ma France
Bigote
Hypocrite
Confite
Ma France d’avant soixante-huit !

Novembre

Le ciel était gris-bleu et le soleil de novembre, invisible, diffusait une douce lumière ocre, ourlait de festons dorés les rares flocons de nuages blancs perdus dans la grisaille. Un crachin très fin tombait par intermittence, et l’on n’entendait que le crépitement des vagues, le cri des mouettes, et le sifflement du vent dans les landes. La mer était couleur d’amande et le tapis des bruyères se teintait déjà de taches violettes. Au bas des falaises, quelques aigrettes sondaient les gravières ; dans les criques, huîtriers et tournepierres fouillaient la vase, les bécasseaux avançaient puis reculaient devant le déferlement des vagues. Le vent frisquet, soufflant entre les averses apportait des effluves de goémon.
Sur le chemin des douaniers quelques couples de retraités faisaient leurs promenades de santé, silencieusement, sensibles à la grandeur du paysage, tous semblablement vêtus de parkas rouges ou bleues et de bonnets marins, tous ou presque accompagnés d’un chien. Seuls les chiens différaient ; cela allait du ridicule pékinois au terre-neuve obèse halant son maître, mais l’on pouvait constater une prédominance du caniche abricot. Au tournant du chemin une vision détonante, trois hommes affublés, sanglés dans des costumes anthracite, les cravates criardes, les visages rougeauds, vraisemblablement trois « commerciaux » accomplissant une marche digestive. Leurs cris, leurs gros rires, leurs grands gestes troublaient la quiétude, l’harmonie du lieu et du moment. Je les croisai et entendis ces paroles « juste bon pour barboter mais ça ne vaut pas la Côte ! ». J’eus instantanément un désir impulsif, irrésistible, de meurtre, je jaugeai la situation : la hauteur de la falaise, personne en vue…, la chute serait fatale. Mais ils étaient trois et j’étais seul, l’impossibilité d’agir fut assurément la seule chose qui m’arrêta, ce ne fut pas ma conscience morale qui se trouva bizarrement abolie. D’ailleurs, rien que d’y penser, je regrette encore, non mon impulsion, mais de n’avoir rien fait.

Y'a pas le feu!

Y’a pas le feu !
Vous dites
Ça brûle dans les banlieues
C’est bon pour nous ça mon coco
La peur c’est mon alliée
C’est ma copine
Ma coquine
On va te la cajoler
Te la bercer
T’la dorloter
Y’a le feu
Faut l’entretenir
Faut surtout pas jouer les pompiers
Ça serait contre productif
Faut jouer fin
Faut doser
Faut savoir suivre l’opinion
Faut caresser le poil dans l’bon sens
Ça je connais
Fais moi confiance
Un soupçon de xénophobie
Pas de racisme
Ce mot honni
Juste de la xénophobie
C’est la même chose
Mais c’est poli
Une allusion aux étrangers
Des qui n’veulent pas s’intégrer
Qu’ont reconduit dans leur pays
C’est pas un problème social
C’est pas un problème de logement
C’est pas un problème de chômage
C’est un probléme de volonté
Là t’as plus qu’à mesurer
T’es remonté dans les sondages
T’as fait preuve de fermeté
Maintenant pour faire d’la politique
L’important c’est d’savoir causer
Connaître les mots à employer
Etranger
Délinquant
Racaille
Emigration
Clandestinité
Criminalité
Après t’as plus qu’à mélanger
Qu’à évoquer tes intentions
Un zest de répression
Une pointe de condamnation
Une pincée d’expulsions
Et c’est ficelé
C’est gagné
C’est du bonheur
C’est du nanan
Le seul problème
C’est qu’faut durer
Faut y’aller progressivement
Les élections c’est pas maintenant
Faut pas brusquer
Faut habituer
Faut durer
C’est l’plus difficile
Pour ça bien sûr y’a la télé
C’est mon amie
C’est mon aimée
Y’as pas besoin d’la forcer
L’est consentante
L’est dans mon lit
Et si par hasard
JE l’oublie
Elle vient m’chercher
C’est une garce
L’est comme moi
L’adore l’opinion
L’opinion
C’est sa passion.

samedi 5 mai 2007

La plage

La plage, en forme d’anse, est divisée en deux par « les cordes », un alignement de cinq poteaux qui soutiennent des cordes, permettant ainsi aux nageurs hésitants ou aux personnes âgées de s’aventurer à quelques mètres du bord ; mais cette division joue un rôle plus important encore, elle organise une répartition spatiale des estivants dont le caractère social n’apparaîtra qu’à l’observateur assidu des mœurs de cette population intermittente.
A gauche des cordes s’installent les familles, propriétaires des petites villas, habitués qui se connaissent, se fréquentent et regardent les enfants grandir d’été en été, échangent des propos banals avant d’étendre leurs serviettes ou d’arrimer leurs parasols, les éphémères habitants des locations d’été et les campeurs ; un petit monde bigarré et bruyant d’adultes et d’enfants qu’attirent la mer et me soleil.
A droite des cordes est le domaine des grandes familles. Un domaine jalousement réservé et préservé. il m’est arrivé, lors des grandes marées, alors que l’espace de sable sec se réduit, d’étendre ma serviette dans cette zone interdite ; Des regards courroucés,voire des piétinements mal intentionnés m’ont alors rapidement fait comprendre mon erreur. Je n’étais pas des leurs.
Les grandes familles, ce sont les propriétaires des « chalets », anciennes demeures du début du siècle dernier, construites le long de la côte, aux allures de gentilhommières médiévales revues par un mauvais élève de Viollet-Le-Duc, surplombées de tours, et possédant toutes une sorte de belvédère vitré qui permet de regarder la mer. Ces manoirs pompeux, bâtis par les armateurs nantais dont la fortune tient pour beaucoup à l’esclavage, sont aujourd’hui transmis à des héritiers qui s’efforcent tant bien que mal à maintenir un train de vie essoufflé. Ils ne fréquentent que leurs semblables, et se retrouvent dans « le club » pour des activités qui marquent leur appartenance sociale : tennis et rallyes, garden-parties et réceptions vespérales que l’on se rend réciproquement au long de la saison.
Il faut les voir, le dimanche à la sortie de la messe qu’ils fréquentent assidûment et ostensiblement, les hommes vêtus de pantalons crème et de blazers bleus, les femmes en jupes et blazers de même, les enfants habillés de leurs vêtements du dimanche qui ressemblent étrangement aux uniformes des écoles catholiques, à la différence que les petits garçons portent des bermudas à carreaux de bonne coupe au-dessus de leurs chaussettes blanches et souliers vernis.
Les grandes familles vont à la plage mais chez elles et à leurs heures. Elles arrivent vers douze heures trente, à l’heure où les gens du peuple commencent à rejoindre leurs foyers pour le repas de midi. Leur arrivée même est ritualisée : quelques femmes d’abord accompagnées d’enfants, on étend les serviettes, on se salue, on se congratule, on s’assoie, on attend. Bientôt les hommes arrivent : congratulations, tapes dans le dos, les femmes se lèvent, baisemains, on s’assoie, on attend à nouveau. Treize heures, phase décisive : arrivée des personnalités ; Il s’agit des parents proches du député Dupin et de sa famille par alliance, les Dupin-Morrissot. Il faut dire que depuis trois siècles tous ces gens ont du sang commun hérité de mariages d’affaires. L’arrivée des personnalités est toujours imposante. Les plus âgés viennent majestueusement drapés dans des peignoirs de bain, sans doute pour masquer la nudité qui aurait aboli toute distinction. Dès leur apparition au haut de la plage, tous se lèvent et attendent leur approche, à l’arrivée les congratulations reprennent, effrénées. Lorsque le député Dupin est présent, tous se précipitent, se pressent, c’est à qui sera le premier à lui serrer la main, on se fait courtisan, on s’incline, on se pâme.
Il semble que le cérémonial remonte au vieux Dupin, le ministre du Général. Il fallait le voir effectuer sa descente à la plage, à pas lents, calme, mesuré, vêtu de son fameux peignoir pourpre, avec la dignité d’un sénateur de l’empire ou d’un membre du Sacré Collège.
Le séjour sur la plage est relativement bref, on entre dans l’eau par petits groupes, on converse longtemps dans l’eau à mi corps, ceux qui ne se baignent pas restent sur le rivage et portent les serviettes. On retourne s’étendre au soleil, puis, vers quatorze heures, à l’heure où le peuple revient on s’en retourne après d’ultimes salutations : le député s’il est là, d’abord, puis les apparentés les plus proches, les hommes, enfin les femmes accompagnées des enfants.
L’espace est alors provisoirement libéré jusqu’à seize heures, lorsque les femmes reviennent pour la baignade des enfants, à moins qu’ils ne soient accompagnés par les bonnes africaines.