La plage, en forme d’anse, est divisée en deux par « les cordes », un alignement de cinq poteaux qui soutiennent des cordes, permettant ainsi aux nageurs hésitants ou aux personnes âgées de s’aventurer à quelques mètres du bord ; mais cette division joue un rôle plus important encore, elle organise une répartition spatiale des estivants dont le caractère social n’apparaîtra qu’à l’observateur assidu des mœurs de cette population intermittente.
A gauche des cordes s’installent les familles, propriétaires des petites villas, habitués qui se connaissent, se fréquentent et regardent les enfants grandir d’été en été, échangent des propos banals avant d’étendre leurs serviettes ou d’arrimer leurs parasols, les éphémères habitants des locations d’été et les campeurs ; un petit monde bigarré et bruyant d’adultes et d’enfants qu’attirent la mer et me soleil.
A droite des cordes est le domaine des grandes familles. Un domaine jalousement réservé et préservé. il m’est arrivé, lors des grandes marées, alors que l’espace de sable sec se réduit, d’étendre ma serviette dans cette zone interdite ; Des regards courroucés,voire des piétinements mal intentionnés m’ont alors rapidement fait comprendre mon erreur. Je n’étais pas des leurs.
Les grandes familles, ce sont les propriétaires des « chalets », anciennes demeures du début du siècle dernier, construites le long de la côte, aux allures de gentilhommières médiévales revues par un mauvais élève de Viollet-Le-Duc, surplombées de tours, et possédant toutes une sorte de belvédère vitré qui permet de regarder la mer. Ces manoirs pompeux, bâtis par les armateurs nantais dont la fortune tient pour beaucoup à l’esclavage, sont aujourd’hui transmis à des héritiers qui s’efforcent tant bien que mal à maintenir un train de vie essoufflé. Ils ne fréquentent que leurs semblables, et se retrouvent dans « le club » pour des activités qui marquent leur appartenance sociale : tennis et rallyes, garden-parties et réceptions vespérales que l’on se rend réciproquement au long de la saison.
Il faut les voir, le dimanche à la sortie de la messe qu’ils fréquentent assidûment et ostensiblement, les hommes vêtus de pantalons crème et de blazers bleus, les femmes en jupes et blazers de même, les enfants habillés de leurs vêtements du dimanche qui ressemblent étrangement aux uniformes des écoles catholiques, à la différence que les petits garçons portent des bermudas à carreaux de bonne coupe au-dessus de leurs chaussettes blanches et souliers vernis.
Les grandes familles vont à la plage mais chez elles et à leurs heures. Elles arrivent vers douze heures trente, à l’heure où les gens du peuple commencent à rejoindre leurs foyers pour le repas de midi. Leur arrivée même est ritualisée : quelques femmes d’abord accompagnées d’enfants, on étend les serviettes, on se salue, on se congratule, on s’assoie, on attend. Bientôt les hommes arrivent : congratulations, tapes dans le dos, les femmes se lèvent, baisemains, on s’assoie, on attend à nouveau. Treize heures, phase décisive : arrivée des personnalités ; Il s’agit des parents proches du député Dupin et de sa famille par alliance, les Dupin-Morrissot. Il faut dire que depuis trois siècles tous ces gens ont du sang commun hérité de mariages d’affaires. L’arrivée des personnalités est toujours imposante. Les plus âgés viennent majestueusement drapés dans des peignoirs de bain, sans doute pour masquer la nudité qui aurait aboli toute distinction. Dès leur apparition au haut de la plage, tous se lèvent et attendent leur approche, à l’arrivée les congratulations reprennent, effrénées. Lorsque le député Dupin est présent, tous se précipitent, se pressent, c’est à qui sera le premier à lui serrer la main, on se fait courtisan, on s’incline, on se pâme.
Il semble que le cérémonial remonte au vieux Dupin, le ministre du Général. Il fallait le voir effectuer sa descente à la plage, à pas lents, calme, mesuré, vêtu de son fameux peignoir pourpre, avec la dignité d’un sénateur de l’empire ou d’un membre du Sacré Collège.
Le séjour sur la plage est relativement bref, on entre dans l’eau par petits groupes, on converse longtemps dans l’eau à mi corps, ceux qui ne se baignent pas restent sur le rivage et portent les serviettes. On retourne s’étendre au soleil, puis, vers quatorze heures, à l’heure où le peuple revient on s’en retourne après d’ultimes salutations : le député s’il est là, d’abord, puis les apparentés les plus proches, les hommes, enfin les femmes accompagnées des enfants.
L’espace est alors provisoirement libéré jusqu’à seize heures, lorsque les femmes reviennent pour la baignade des enfants, à moins qu’ils ne soient accompagnés par les bonnes africaines.