Les bonnes langues du pays l’avaient toujours dit : »c’est un mauvais mariage, ça ne durera pas ! » ; Pensez donc, Elodie, la cadette des trois filles Loriot, la riche héritière des propriétaires de l’alimentation générale, la seule épicerie du village, avait épousé un arabe. Que celui-ci fut diplômé, policé, lauréat d’une école d’architecture et roulât en mercédès qu’il habitât place Grallin à Nantes, n’empêchait rien, il était et restait à tout jamais un étranger, et de surcroît, un arabe.
Une quinzaine d’années sembla démentir ces prédictions. Elodie eut deux enfants, une fille, puis un garçon. Oisive, elle employait à son service des gens du village dans une magnifique villa qu’elle fit construire en bord de mer et où elle passait les week-ends. A Nantes, elle fréquentait la bourgeoisie locale, pratiquant le golf, le tennis mais elle passait les vacances de février aux Deux Alpes où le couple posséda un chalet ; on y recevait des médecins, des notaires, des conseillers généraux et même des préfets, tous gens utiles aux affaires du mari qui avait ouvert une agence immobilière dans le village, sur le port.
Elodie paraissait heureuse mais les bonnes langues insistaient : « ça finira mal, vous verrez ! »
Un beau jour en effet Elodie et son mari se séparèrent sans que l’on sût vraiment ce qui s’était produit. Elle s’installa avec ses enfants adolescents dans sa villa du bord de mer. Jouissant apparemment d’une belle fortune, elle continua à mener un grand train de vie : golf, tennis réceptions mondaines. Bientôt, alors qu’elle semblait ne manquer de rien, elle ouvrit sa propre agence immobilière au village.
Et la lutte commença. Dans les dépliants touristiques diffusés par l’office du tourisme, sur les calendriers des marées offerts à la clientèle par les commerçants, les deux agences rivalisèrent de publicité. Lorsque l’agence du port, animée par l ex-mari afficha sur son logo trois étoiles et une tour, l’agence de la plage afficha quatre étoiles et deux tours. L’année suivante l’agence du port afficha deux tours et cinq étoiles, l’agence de la plage cinq étoiles et trois tours. L’agence du port loua une page entière dans le bulletin municipal des vacances d’été. Un panneau de trois mètres de large annonça l’agence de la plage à l’entrée du village, sur la départementale. Une gigantesque pancarte publicitaire fut plantée sur le port, éclairée la nuit par des projecteurs. L’agence de la plage ouvrit une succursale sur le port à côté de l’agence du port. L’agence du port acheta une maison au village et ouvrit sa succursale, juste à côté de l’agence de la plage.
Bientôt le long de la départementale, des route communales, et des chemins vicinaux fleurirent les pancartes : « terrain à vendre, s’adresser à l’agence de la plage », «terrain à vendre, s’adresser à l’agence du port ». Ce fut alors un boum de la construction au port ainsi qu’au village ; champs, friches, prairies, landes, tout y passa. Tout fut dépecé, découpé en parcelles viabilisées, vendu en terrains à bâtir ; curieusement le littoral, et ce, malgré les lois qui le protègent, ne fut pas épargné, toutes les autorisations furent accordées. La mairie ferma les yeux et même, sous la pression des commerçants et des artisans dont les affaires prospéraient, réforma le plan d’occupation des sols. On ne voyait partout que villas en construction et lotissements ; Le long de la côte sauvage le département aidé par les fonds européens déploya un boulevard le long duquel des immeubles furent érigés, les uns bâtis par l’agence de la plage, les autres par l’agence du port. On ne compta bientôt plus les bars, les restaurants, les crêperies. Le port fut agrandi et accueillit trois cent plaisanciers, les barques des pêcheurs disparurent.
Le long du boulevard s’étira le « front de mer ». La campagne couverte de villas, barrée de grillages, fut éclairée la nuit par des réverbères. La circulation s’intensifiant il fallut organiser des parkings, des sens interdits, des passages pour les piétons, des ronds-points, des ralentisseurs. Un périphérique à quatre voies encercla le village.
Cette année le maire a fait sauter des rochers pour élargir la plage, le bulletin municipal se félicite que le village ait obtenu l’appellation « station balnéaire ».
La lutte continue. L’agence de la plage s’est installée dans quatre communes des environs et y achète d’anciennes terres agricoles, l’agence du port a fait de même. Quelques habitants et résidents envisagent de créer une association de défense du littoral, mais il est déjà bien tard.
« J’irai jusqu’au bout, j’aurai sa peau » aurait déclaré Elodie.